Trop de chair !
Le 12/04/2009
Elle pose sa main sur son épaule, la palpe, l’enserre de ses doigts. Il ouvre un oeil.
« - On arrive, dans deux minutes, je pense. »
Le train change de voie, l’aiguillage provoque quelques soubresauts qui finissent de le réveiller.
Il s’étire, baille. Elle a toujours aimé sa mâchoire anguleuse. La barbe d’un jour ajoute à son visage des ombres, du volume, de la chair. Elle effleure de son index la cavité de sa joue. Son visage ressemble à son écriture qu’elle reconnaît instantanément, les pleins et les déliés de ses majuscules. Cet homme est en relief. La vision fugace du creux de sa fesse, de ses flancs dessinés amène un sourire gourmand.
« - A quoi penses-tu donc ? demande l’homme en se levant.
Que j’ai bien choisi mon jour pour t’amener ici. Regarde ce soleil ! »
La place de la gare luit sous les rayons qui ont enfin percé la masse nuageuse. La ville est grise, les tramways se croisent, le bruit des freins métalliques déchire la quiétude du samedi matin. On est ailleurs, comme l’attestent le scintillement des pavés, l’agencement du mobilier urbain, le bruit des trains. Autre pays, autres odeurs, autres sons.
« - Pas très gai ! marmonne l’homme.
Attends un peu, on n’a pas fait 10 mètres.
Paris-Bâle aller-retour un samedi de mars ! Je ne connais qu’une personne pour organiser une expédition pareille !
C’est pour ça que tu m’aimes, non ? »
Il lui prend la main, la broie entre ses doigts comme à son habitude. Elle apprécie comme il la tient par l’épaule dans la rue, par la taille lorsqu’il lui fait l’amour et surtout comme il emprisonne ses poignets quand elle jouit. Elle est tombée amoureuse de la poigne avant d’aimer l’homme.
« - Je t’ai amené ici pour une exposition que tu vas a-do-rer ! Rétrospective Holbein le jeune au Kunstmuseum. C’est à deux pas, on y va à pied ! lui dit-elle en sortant le plan de son sac.
Et si je n’a-do-re pas ?
Alors tu feras semblant. »
Elle l’entraîne, un peu agacée par le manque d’enthousiasme de l’homme, lui fait traverser un parc, des rue commerçantes encore vides, une grande place tout juste nettoyée, jusqu’à la porte d’entrée du musée qui s’ouvre devant eux.
Ils traversent la cour, contournent le bronze des Bourgeois de Calais de Rodin et se dirigent vers le guichet.
« - Je te propose de commencer par le fonds de collection pour se mettre en appétit avant d’attaquer l’expo ? Tu es d’accord ?
Je te suis ma belle. Un café peut-être avant ?
Non ! S’il te plaît ! »
L’escalier monumental les entraîne au premier étage. Une grande salle austère, le parquet craque sous leurs pieds. Ils sont rejoints par un gardien en uniforme. Les toiles se succèdent, le trait est précis, les regards incisifs, les mouvements décomposés magnifiquement. Elle aime la limpidité des portraits, la délicatesse de la peau. Elle s’éblouit d’un mouvement de poignet, d’un éclair de méchanceté dans les yeux . « - On connait d’emblée leur caractère ! On lit le courage ou l’orgueil dans leurs yeux ! Tu ne trouves pas ? » L’homme la suit, il la trouve charmante à virevolter d’une toile à l’autre. Il prendrait quand même bien un café serré.
Elle est figée devant un nu, un Hans Baldung. Une femme se débat avec un squelette qui la tient par les cheveux. Elle suit du regard la courbe des hanches, le trait léger qui ombre le ventre et la rondeur des seins tendus à l’extrême.
« - Je la trouve sublime, on a envie de la caresser. Ca doit être doux ! La peau des cuisses, regarde, elle est transparente.
Trop de chair !
Comment ?
Trop de chair, de rondeur, pas mon genre quoi ! Cette peau blanche, c’est morbide ! On fait une pause, j’ai vraiment besoin d’un café ! »
Elle sait, depuis des mois, elle sait. Peut-être même depuis le début de leur histoire. Ils se réveillent ensemble, baisent ensemble, mangent ensemble, mais leur intimité ne dépasse pas le cadre du lit.
« - Tu me rejoins à la cafétéria ? »
Elle reste encore de longues minutes devant La femme et la mort. Elle se dirige alors vers l’escalier central qu’elle dévale pour s’extirper de la cour et elle marche, droit devant, essuyant de son écharpe les larmes de rage. Elle longe le fleuve. Elle le déteste, plus encore qu’ à Venise, deux mois auparavant, alors qu’elle essayait de dessiner son profil et qu’il s’était dérobé à son coup de crayon. Elle longe le fleuve. Longtemps. Elle est au centre de Bâle maintenant, les rues se sont animées, les employés sortent des bureaux pour acheter un sandwich et une babiole dans un grand magasin. Les restaurants ouvrent. Une enseigne japonaise rouge. Elle s’assied au comptoir. Elle est seule et elle a faim. Un sushi, pas trop mauvais pour la ligne ! Trop de chair repense-t-elle, trop de sentiments, trop d’attente, trop d’amour peut-être même.
Le gars derrière le comptoir lui tend une carte. Il est asiatique et parle un mauvais allemand. Il coupe des morceaux de poisson gluant avec une vitesse impressionnante. Tchak, tchak, tchak. Elle regarde le ballet que forment ses mains, ses doigts. C’est un jeu hypnotique, Tchak, tchak. Elle sursaute, il lui manque un doigt. Elle les recompte, quatre à la main droite, il lui manque un doigt. Non l’index et le majeur n’en forment qu’un. Un doigt long, épais, qui se meut de façon autonome, il semble entouré d’une membrane translucide, une légère protubérance se laisse deviner au niveau des articulations. Elle le regarde, fascinée, il danse à son rythme, se tend quand les autres se plient.
Le serveur lui fait un signe. A-t-elle choisi ? Oui, un assortiment de sushis et sashimis et de l’eau.
Il va chercher un épais morceau de saumon, et le ballet recommence. Tchak, tchak. Le doigt s’enfonce dans le riz, ramène à la surface une petite boule qu’il façonne en une jolie quenelle puis deux, trois. Le doigt s’enroule d’une feuille d’algues qui se déplie sur un rouleau de riz vinaigré. Le rouleau danse sur la planche de bois, le doigt suspend la danse d’un geste ferme. A l’aide de l’excroissance de chair, il trace une ligne sur le riz : c’est sa marque de fabrique.
Francis Bacon, pense-telle, un tableau de Francis Bacon, du sang, de la glaire, du poisseux.
Elle mange ses sushis en fixant les mains de l’asiatique. Il l’a remarquée, lève les yeux vers elle entre deux rouleaux de sushi.
Il essuie ses mains, lui montre celle à quatre doigts.
« - Madame, hep, madame !
Il lui fait un signe.
Merci, je ne veux plus rien. L’addition s’il vous plaît.
Venez madame, venez ! »
Il se dirige vers la cuisine, elle le suit. Le doigt lui montre la réserve, elle entre la première. Il y fait sec, les mains du serveur se plaquent sur ses hanches. Il n’est pas beau. Japonais ? Non la face trop plate... Coréen ? Ses mains remontent le long des cuisses, c’est froid. Le doigt retrouve alors son autonomie, il fend un passage entre ses fesses et sa culotte, commence à fouiller les poils. Elle est trempée. Le doigt s’enfonce dans les chairs gorgées de jus et reprend sa danse. Il va, il revient, change de rythme. Ça pique un peu, le vinaigre certainement. Elle cherche ses yeux, les trouve laids, détourne le regard. Le doigt danse, la protubérance a rencontré un repli de chair, le coince, le décoince, le presse pour mieux le libérer et s’affaire ainsi jusqu’au spasme, insensé. Elle serre les cuisses, son ventre se déchire de plaisir. A la limite de la douleur. Elle mord sa propre main, ne pas crier, ne pas crier, pas ici. Le serveur dégage sa main de l’humidité de son sexe, la porte à ses narines et inspire bruyamment les effluves comme il le ferait d’un rail de coke. Elle fuit son regard, se dégage doucement de son étreinte. Lui dire merci ? Elle fouille dans son sac, laisse trois billets sur la soucoupe et sort. Trop de chair.
Louise Robert
Commentaires (1)
Aussi vénéneux et troublant que du Yoko Ogawa.