Portrait d’artiste : Yayoi Kusama
Le 27/04/2009
« Le nu longtemps banni , s’installe dans les théâtres de Broadway. Dans l’atelier poussiéreux de Kusama, artiste japonaise de 31 ans, une des dernières grandes prêtresses du nu et du happening, elle a organisé un mariage d’homosexuels et une orgie dénudée dans Central Park, le téléphone sonne, porteur de curieux messages. L’autre jour, c’est l’organisateur d’un grand déjeuner d’hommes d’affaires, au Waldorf Astoria qui demande « quatre belles féministes » que l’on peindra, pour clôturer d’une nuance luxurieuse un déjeuner d’hommes. Le « body painting », peinture du corps, remplace les gros gâteaux des années 20, d’où sortaient d’opulentes jeunes femmes » » écrivait en janvier 1969, Jean-François Bizot, alors jeune reporter, dans le news magazine l’Express, sous le titre Mœurs, les mystères de New York (reproduit dans le livre, Yayoi Kusama, Editions des Presses du Réel).
Papesse du nu et de la performance
Yayoi Kusama (prononcez K’sama) est née en 1929 au Japon. Elle s’installe à New-York dès 1958, et fréquente des artistes avant-gardistes tels que Frank Stella et Donald Judd. Dans les années 1960, elle participe à plusieurs expositions collectives dans divers lieux et avec plusieurs artistes européens. En 1964, dans la Grosse Pomme, a lieu à la Galerie Gertrud Stein sa première installation environnementale Aggregation : One Thousand Boats Show. En 1965 elle réalise ses premiers happenings, toujours à New York. En 1969, lors d’un bref séjour à Tokyo, elle réalise une mémorable performance regroupant des intervenants totalement nus devant le Palais Impérial, scandale ! Elle ne retournera au Japon qu’en 1973 et sa première exposition personnelle n’aura lieu qu’en 1975, dans une petite galerie soutenant les jeunes artistes. A New York, elle est vite devenue une star du pop et de la libération sexuelle. Elle est à la une des magazines d’art, mais également de ceux de l’underground, de l’actualité voire des publications érotiques… Car son art et surtout ses performances théâtrales sont une des illustrations les plus déterminantes de la libération sexuelle… Comme Andy Warhol, elle a fait de son art un business bien organisé. Avec le pape de la Factory elle a beaucoup de points communs : ils ont commencé ensemble, elle a aussi créé son propre magazine, utilisant parfois les mêmes techniques, voire les mêmes images :
Les pois de l’espoir
En 1969, sur la 6e avenue, elle ouvre une boutique de mode mixte « With my clothes, you can look like a human being ». Inutile de préciser que ses vêtements laissaient apparaître beaucoup de nudité… Kusama dans ces années de folies créatrice new-yorkaise est partout, elle aborde la mode mais aussi la réalisation de films, l’écriture, mais ce sont ses sculptures et ses installations environnementales qui feront sa notoriété. Elle s’engagera également dans une production prolifique de dessins et d’aquarelles. Son œuvre est fondée sur la répétition et la multiplication de pois. Ces pois qui étaient le motif de la table familiale dans la salle à manger de leur maison de Nagano. « Ma vie est un pois perdu parmi des millions d’autres pois ». Dans une interview à un magazine underground américain elle déclarera : « Lorsque j’étais enfant… j’avais faim d’amour. Je dois dire que l’avenir me paraissait très sombre jusqu’à ce que j’arrive à New-York et y découvre les pois. Le pois, symbole du soleil, l’énergie masculine, la source de la vie, la forme de la lune, représentant le principe féminin de la reproduction, le pois est toutes ces choses et bien d’autres encore ».
L’obsession du phallus
Ensuite, elle intégrera des formes « reptilo-phalliques » dans ses productions. Motifs colorés, miroirs, et formes phalliques répétées à l’infini dans ses installations, réinterprétées et agencées différemment à chaque présentation, par l’espace, les couleurs, la taille, les matériaux, l’atmosphère, les lumières. Elle crée des installations où des planches à repasser, des poêles à frire sont couvertes de... phallus ! Ses créations frappent le regard par leur efficacité, tout en distillant des émotions et des interrogations qui nous renvoient à notre inconscient et notre éducation. Après les corps peints et nus (« La nudité est la seule chose qui ne coûte rien ») viendront les vêtements, puis des espaces entiers seront couverts de points, du ciel au plafond. Mais elle ne crée pas mécaniquement. Elle invente à chaque fois une manière d’agencer ces points dans l’espace, variant les couleurs, les tailles, les atmosphères, les matériaux, les éclairages.
Entre décoration et art
Ces pois, ces mailles, ces formes phalliques ou vaginales sont le produit du délire imaginaire de l’artiste issu des relations qu’elle entretenait enfant avec un père absent et dominateur, et une mère incompréhensive, ce qui l’amena très vite à un état d’enfermement mental. Le climat socio-politique et le régime militaire japonais des années 40, renforceront également chez Kusama, ces sentiments de rage et d’instabilité émotionnelle. L’unique moyen de se "libérer" de ces obsessions psychologiques et sexuelles a été la pratique artistique, dans laquelle la répétition et l’accumulation de motifs agit sur elle comme une thérapie.
Talentueuse et fragile
Toute sa vie, sa santé mentale a été fragile, et en 1977, elle part vivre dans un établissement psychiatrique privé (elle s’y trouve encore aujourd’hui), réputé pour ses thérapies basées sur la pratique artistique. Elle occupe un appartement où elle continue à travailler à l’intérieur même de l’hôpital et est, sans doute, l’unique patiente qui paie ses séjours avec l’argent des oeuvres qu’elle réalise sur place. A partir des années 80, Kusama s’intéresse à de nouveaux médias comme la céramique et l’écriture (elle a déjà publié plusieurs romans et des poèmes), et reçoit même un prix récompensant les écrivains prometteurs.
[gris]Patrick Rémy [/gris]