Portrait d’artiste : Bettina Rheims
Le 27/04/2009
"De façon générale, c’est le genre humain qui m’intéresse. Mais il est vrai que la Femme est un sujet qui me parle beaucoup. C’est dans les femmes que j’ai puisé mes désirs. J’aime la chair, je suis une photographe de peau."
Bettina Rheims est un phénomène, l’une des plus célèbres artistes françaises. Photographe sollicitée par l’Elysée (photo officielle de Jacques Chirac puis plus récemment série de photos de Nicolas Sarkozy) et officier de la légion d’honneur, pour la janusienne côté face. Côté pile, elle dresse le portait de la communauté transsexuelle avec des séries comme Les Espionnes en 1992 ou Kim en 1994. Elle choque avec I.N.R.I revisitant la vie de Jésus (1997). Elle dénude, sans fausse pudeur, dans une frontalité respectant l’intégralité des corps, des femmes rencontrées dans la rue ou recrutées par le biais d’une petite annonce insérée dans un journal. Bettina Rheims occupe une place à part dans l’univers photographique à l’instar de Robert Mapplethorpe, Guy Bourdin ou encore Pierre & Gilles, naviguant entre espace muséal et pages glacées des magazines. C’est cette dichotomie qui a inspiré à Michel Onfray l’ouvrage Oxymoriques. Cet incessant aller-retour entre presse, mode et art.
Prémices
Bettina Rheims fut d’abord mannequin puis journaliste et galeriste avant de se consacrer à la photographie en 1978. Elle se fait remarquer par une première série de photos mettant en scène des stripteaseuses et des acrobates, puis en 1982 par la série Animal, réalisée à partir de taxidermies (chat, tigre, colombe…). Ces cinquante tirages en noir et blanc, grand format, distillent chez le spectateur, un sentiment de fragilité et de malaise intangible. Les animaux pour la plupart loués chez Deyrolle (spécialiste parisien de la taxidermie), entre 1982 et 1994, semblant étonnamment vivants. "Animal paraît le plus existentiel des travaux de Bettina Rheims. Le lieu dans lequel elle exprime peut-être le maximum de ce qu’on peut entendre de son œuvre, ce qui le sous-tend, le soutient, ce que sont ses attendus. Sobre, en noir et blanc, dans une totale économie de mise en scène qui tranche avec la profusion chromatique ou la pléthore d’objets d’autres albums, tout se concentre sur le sujet. Le traitement esthétique lui aussi se trouve réduit à minima. À priori, choses sobres sobrement dites. Fond et forme en symbiose totale. Puissance de la concentration. (...) (Michel Onfray). Tout en travaillant pour la photographie de mode, créant des campagnes publicitaires et, réalisant des portraits de célébrités (pour Sygma puis pour H&K), elle développe une activité artistique plus singulière.
Female Trouble (1989)
"Aussi loin qu’aille Bettina, le visage du sujet demeure cependant ouvert. Le fait qu’elle soit une femme y est sans doute pour quelque chose." Catherine Deneuve
La série Female Trouble rassemble des photos glamour de jeunes femmes anonymes, actrices et mannequins (Charlotte Rampling, Mathilda May, Anna Karina, Catherine Deneuve…) exposées dans des poses lascives : "Ce qui me plaisait et que je cherchais dans ses images, c’était leur côté double. Elles sont à la fois féminines et masculines, dures et tendres. Tendres, sans mièvrerie, pleines d’une douceur qui n’est jamais condescendance, ou mollesse. Elles possèdent aussi une certaine dureté, qui n’est ni amère, ni gratuite, ni méchante." Si elles ouvrent l’espace vers une intimité non-simulée, elles préservent la pudeur des modèles consentants.
Modern Lovers (1990)
Modern Lovers, capture l’androgynie adolescente. On y découvre la jeune mannequin alors débutante : Kate Moss. Cette série inaugure l’ouverture de la Maison Européenne de la Photographie à Paris en 1990, avant de partir en Grande-Bretagne et aux États-Unis. "Un soir de septembre 1989, à la fin d’un casting, une grande fille brune aux cheveux courts est entrée dans le studio. Elle m’a troublée autant par son physique que par son comportement. J’avais auparavant l’habitude de choisir un certain type de filles très féminines, et ne prêtais plus guère attention aux autres. Josie avait un visage de jeune garçon. Elle bougeait, elle parlait aussi avec une sorte d’indifférence agressive, comme un adolescent. Son ample blouson dissimulait ses formes. Je ne m’expliquais pas mon trouble. Je l’ai photographiée, sans maquillage, nue, de profil les mains sur les seins. J’ai photographié quelques jours plus tard, un garçon très doux, aux longs cheveux de fille, d’une beauté remarquable. En posant les images côte à côte, j’ai eu l’idée des Modern Lovers."(2) L’ambiguïté diffuse des corps et des postures distille un érotisme trouble à l’identité indéterminée.
Chambre Close (1992)
Chambre Close est à la fois l’occasion de sa première collaboration avec le romancier Serge Bramly et sa première série en couleur. "Serge Bramly est indispensable à ma vie, il fait un projet sur deux avec moi. Nous sommes extrêmement complémentaires, ça fait 30 ans qu’on se connaît il y a un vrai lien." Chambre Close s’inspire de l’imagerie pornographique old school, les corps dénudés fortement érotisés dans leur inaccessibilité évoluent dans un univers de chambres défraîchies, confrontant la sexualité à un diorama quotidien. La narration fait irruption dans ces photographies proposant un fantasme live au spectateur. L’érotisme suinte des papiers peints à fleurs.
Les Espionnes (1992) & KIM (1994)
Le titre de la série est une allusion à ceux qui ne sont pas ceux qu’ils semblent être. Dans ces images, les corps et les identités sont en transition, échappant à la définition d’une identité. KIM est le résultat de la rencontre de Bettina Rheims avec Kim Harlow, transsexuel qui décédera infecté par le VIH avant la publication de l’ouvrage éponyme. Kim explique dans la préface ses rapports avec Bettina Rheims, avec quel talent de persuasion elle l’a amenée à revivre le temps d’une séance la métamorphose en sens inverse : de son enveloppe féminine, choisie, vers son enveloppe masculine, biologique. Kim est une autobiographie intimiste dévoilant le parcours sensible, à rebours, d’un changement d’identité sexuelle.
I.N.R.I. (1999)
I.N.R.I est l’acronyme de Iesus Nazarenus Rex Iudæorum soit Jésus le Nazaréen, roi des Juifs. Son apposition sur la croix n’a rien de romanesque, elle énonce l’acte d’accusation de Jésus, exécuté en tant que criminel politique. L’entreprise, nouvelle collaboration avec Serge Bramly, aura nécessité deux ans de travail, une équipe fixe de 17 personnes (maquilleur, styliste, décorateurs, coiffeurs), 250 figurants, 1,5 millions de francs dont une partie versée par le ministère de la Culture... 85 photos racontent la vie de Jésus, de l’apparition de l’ange Gabriel jusqu’à l’ascension du Christ. Provocante, la couverture est illustrée par une femme crucifiée nue. I.N.R.I déclenche un procès du Front National et, d’un prêtre intégriste qui fit interdire interdire son exposition dans les vitrines des librairies.
X’Mas (2000), More Trouble (2004) & Héroïnes (2006)
Bettina Rheims réalise X’Mas, en 2000, une série de photographies montrant des jeunes filles, à la découverte de leur féminité, posant sur des fonds blancs ou dans des décors de la vie quotidienne. Les femmes de Bettina Rheims ont un côté très fétichiste elles s’accessoirisent de vêtements de créateurs, d’objets design. Son ouvrage, More Trouble, publié en 2004, regroupe plus de dix années de photographies de femmes. Ce livre accompagne une grande exposition rétrospective dans les principaux musées d’Europe, dont les premières étapes sont : Helsinki, Oslo, Vienne, Dusseldorf et Bruxelles. Les 23 portraits d’Héroïnes, réalisés en 2005 présentent vingt-trois femmes à la beauté décalée, photographiées dans un décor très sobre, avec pour seul décor un caillou avec lequel elles ont dû composer suite à la demande formulée par Bettina Rheims : "c’est votre caillou, c’est tout ce qu’il vous reste au monde…" Les photos diffractent la beauté classique proposant un regard déculpabilisant sur les imperfections charnelles, "c’est-à-dire avec toutes les petites taches qui peuvent marquer les peaux, même jeunes, laissant apparaître l’irrégularité de la carnation, les grains de beauté qui ne sont pas toujours si beaux et les petits boutons, la granulation, le duvet, la pilosité des avant-bras et des jambes, les veines bleues parfois légèrement gonflées, et les cernes, les rides quand elles sont là, la rugosité d’un talon, une cicatrice, la trace d’une écorchure, ou encore ce qui semble être la fine saignée laissée par l’élastique de la culotte…" (Catherine Millet)(3)
Can You Find Happiness ? & Just like a woman (2008)
L’exposition Can You find hapiness ? qui a pour commissaire le critique d’art Philippe Dagen, a eu comme première étape le C/O de Berlin (du 8 mars au 11 avril 2008) et, est actuellement à Forma, Milan (du 23 septembre au 23 novembre 2008). « C’est ce réalisme singulier, cette chair photographiée jusque dans ses recoins, ses défauts, ses abandons, cette audace aussi dans les thèmes et le traitement sculptural des formes, qui ont fait le succès de Bettina en Allemagne » (Jérôme de Noirmont). Ces 95 clichés dévoilent Sharon Stone en croqueuse de diamants, Vanessa Paradis en Lolita s’essuyant le trop rouge de sa bouche, Monica Bellucci se léchant les doigts maculés de ketchup ou encore Kristin Scott Thomas se départissant de son artificielle perruque blonde peroxydée. Quant à sa dernière exposition, Just like a woman, qui s’est tenue à la galerie Jérôme de Noirmont (de mai à juillet 2008), elle se compose de 13 portraits de jeunes filles pas encore femmes à la sensualité troublante, comme surprises au réveil. Le titre de l’exposition reprenant la chanson de Bob Dylan du même nom :
She takes just like a woman, yes, she does She makes love just like a woman, yes, she does And she aches just like a woman But she breaks just like a little girl Serge Bramly qualifie ces femmes : "Elles croissent dans ces régions autonomes, souvent rebelles, où s’érige le secret ; et elles ne nous appartiennent en vérité qu’à demi".(4)
The Book of Olga (2008)
Le richissime époux de la top-model Olga Rodionova, figure emblématique de la jet-set moscovite, fait appel à Bettina Rheims pour réaliser une série de photographies immortalisant sa flamboyante épouse. L’ouvrage, préfacé par Catherine Millet, est le résultat de trois séances de shooting : la première effectuée dans la maison de campagne de Bettina Rheims, la seconde mettant en scène Olga dans des situations SM —intégrée dans des scénarios impliquant plusieurs protagonistes, aussi bien masculins que féminins— rappelant à juste titre la Justine de Sade ou encore Sweet Gwendoline de John Willie et la troisième dans un esprit très boudoir, en véritable exégète de Marie-Antoinette. Le livre-apologie de cette déesse femme adorée est édité par Taschen et ne sera tiré qu’à 1000 exemplaires. Il comprend plus d’une centaine de photos toujours plus suggestives et plus sensuelles. À feuilleter entre quatre murs tapissés de toile de Jouy…
Le travail de Bettina Rheims témoigne avant tout d’un appétit, d’une générosité à l’égard des formes, des femmes et de la représentation du corps. Une beauté multiple intégrant les imperfections qui sont bien plus magnifiées que gommées, une beauté aux frontières perméables ne s’arrêtant à aucune notion de race, religion ou sexualité.
[gris]Saskia Farber[/gris]
[gris]Bettina Rheims vit et travaille à Paris où elle est née.
Elle est représentée par la galerie Jérôme de Noirmont :
http://www.denoirmont.com[/gris]
[gris]Remerciements à Emmanuelle de Noirmont
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[gris]Citations :
(1) Michel Onfray, Oxymoriques. Les Photographies de Bettina Rheims, Éditions Jannink, Paris, 2005.
(2) Bettina Rheims, Modern Lovers, Éditions Paris Audiovisuel, 1990
(3) Catherine Millet, Héroïnes, Galerie Jérôme de Noirmont, Paris, 2006 (préface)
(4) Serge Bramly, Just like a woman, Galerie Jérôme de Noirmont, Paris, 2008 (préface)
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[gris]Sources :
Modern Lovers, Éditions Paris Audiovisuel, 1990
Female Trouble, Schirmer / Mosel Verlag, 1991
Chambre Close (texte de Serge Bramly), Gina Kehayoff Verlag, Munich, 1992
Les Espionnes (texte de Bernard Lamarche-Vadel), Kehayoff Verlag, Munich, 1992
Kim, Kehayoff Verlag, Munich, 1994
Animal, Kehayoff Verlag, Munich, 1994
I.N.R.I. Jésus, 2000 ans après… (texte de Serge Bramly), Éditions Albin Michel, Paris, 1998
X’mas, Éditions Léo Scheer, Paris, 2000
Shanghai (texte de Serge Bramly), Éditions Robert Laffont, Paris, octobre 2003
Rétrospective, Schirmer/Mosel Verlag, Munich, 2004
More Trouble, Schirmer / Mosel Verlag, Munich, 2004
Héroïnes, Galerie Jérôme de Noirmont, Paris, 2006
Can you find happiness, Schirmer/ Mosel Verlag, Munich, 2008
Just like a woman, Galerie Jérôme de Noirmont, Paris, 2008
The Book of Olga, Taschen GmbH, Cologne, 2008
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Commentaires (1)
Travail très ambigu, ça attise la curiosité...