Portrait d’artiste : Marlene Dumas
Le 23/04/2009
"Ma bouche est une petite cicatrice rose qui a besoin d’air.
Mots et images sont logés à la même enseigne. Il n’y a aucune pureté à protéger."
Véritable bombe rousse à retardement, Marlene Dumas, artiste peintre, née en Afrique du Sud en 1953, explose les cadres de la représentation sexuelle, raciale et identitaire. Elle trempe son pinceau dans l’encre liquide des sécrétions corporelles qu’elle repend avec une liberté et une audace étonnantes. Diplômée de la Michaelis School of Fine Art du Cap (1972-1975), elle obtient une bourse de deux ans et quitte l’Afrique en 1976, à l’âge de 22 ans, pour rejoindre les Ateliers 63 d’Haarlem aux Pays-Bas (1976-1978). Les Ateliers n’étaient alors qu’une petite école progressiste non-accréditée, bastion de l’art conceptuel fondé par l’artiste néerlandais Jan Dibbets. Elle s’inscrit ensuite au Psychological Institute à l’université d’Amsterdam. Sa première exposition personnelle aura lieu en 1979 à Paris à la Galerie Annemarie de Kruyff. Elle peint essentiellement des portraits d’après des photographies, souvent issues de magazines. Par le biais de ces interprétations, les visages déjà reproduits indéfiniment par les médias, font leur apparition dans un contexte privé et sans précédent : « images éculées, mais émotions inédites ».
Fire Starter : la critique du milieu macho de l’art contemporain
En 1982, Marlene Dumas, représentée par l’une des galeries néerlandaises les plus influentes de l’époque, la Galerie Helen van der Meij, est invitée à participer à la Documenta VII de Kassel (1), organisée par Rudi Fuchs. Cette manifestation avait pour objectif de libérer l’art « de ses diverses contraintes et parodies sociales constitutives ». Les groupes de cinq dessins regroupés sous le titre générique : The Artist is (dans lesquels elle affirme que « l’artiste militaire enfonce des portes ouvertes », et que « l’artiste surestimé frappe encore ») dont une figure de type cubiste intitulée Very Sensitive Artist et un ensemble de neuf collages Art Is, datant de cette période, questionnent avec humour le monde de l’art et la condition des artistes : A Bad Man Can Make Good Art, Big artists are big people, Primitive Art, Fraud, Hatred without Discrimination. I Won’t Have a Potplant (Je n’aurai pas de plante en pot), œuvre de la fin des années 1970 que l’on peut rapprocher du refus généralisé caractérisant le mouvement punk, trouve son aboutissement dans la suite Defining in the Negative (définition par la négative), en 1988, série de huit dessins néo-expressionnistes dans lesquelles Marlene Dumas critique la façon dont certains artistes (Balthus, David Salle, Eric Fischl, David Hamilton, Georg Baselitz et Allen Jones) traitent le corps féminin et la figure humaine en général, soit la position habituelle de la femme dans l’art, considérée comme muse ou modèle. Ces dessins avaient pour titres I won’t be held upside down for Mr. Baselitz (je ne me mettrais pas la tête en bas pour Mr. Baselitz) ou encore I Won’t sleep in Mr Fischl’s bed (Je ne me coucherais pas dans le lit de Mr. Fischl). Par ce manifeste moqueur, l’artiste revendique un art figuratif où la figure n’est pas vidée de son sens. Elle poursuit sa critique dans Strong Works (Œuvres fortes), un ensemble de six dessins figurant des saynètes pornographiques explicites associées au langage macho du monde de l’art.
Obsessions visuelles récurrentes
En opposition aux courants conceptuels prisés par ses contemporains, Marlene Dumas développe un corpus d’œuvres organiques représentant la nudité mais d’une manière liquide, presque métaphysique. D’une radicalité différente, mais tout aussi dérangeante, sont les images fortement sexualisées de Dorothy D-lite, 1998, et d’Under the Volcano [Au-dessous du volcan], 1998. Sous ces noms de strip-teaseuses dignes de la grande période du Crazy Horse Saloon se cachent des figures de femmes, dont les poses brisent bien des tabous. (2) Loin de figurer des victimes, ces femmes exposent librement leur corps dans des poses volontairement provocantes. Dans l’atelier de l’artiste est inscrite cette maxime attribuée à Mae West : Good Girls Go to Heaven, Bad Girls Go Everywhere (Les filles bien vont au paradis et les mauvaises filles vont partout). Marlene Dumas ne rejette pas pour autant la représentation du corps masculin, des œuvres comme Pink Erection (1998), X-Plicit (1999) et Things Men Do (2001) sont à la fois très clairement érotiques et dénoncent une extrême vulnérabilité de la figure masculine.
Marlene Dumas et la tradition picturale
Ses premiers dessins comme Manet’s Queen en 1995 étaient inspirés par des œuvres références à l’instar, ici, de l’Olympia de Manet. Deux nus datant de 1998 présentent un couple de femmes en train d’uriner, le thème des "pisseuses" étant un motif traditionnel dans l’art de Rembrandt à Picasso. "Si un homme peut se le permettre, alors pourquoi pas moi ?" Semble vouloir nous dire Marlene Dumas. Dorothy D-Lite (1998) répondait de la même manière à L’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet et Magdalena Venus datant de 1995 faisait écho à La Naissance de Vénus de Botticelli. Ophelia now don’t make the water dirty en 1978 Male Ophelia et Red Moon, plus tard en 2006, se référent directement à la célèbre Ophelia de Sir John Everett Millais peinte en 1852. Fortement inspirée par la littérature, Marlene Dumas fait fréquemment allusion à des auteures et poétesses telles qu’Antjie Kroeg, Ingrid Jonker, Emily Dickinson et Elisabeth Eybers.
Black Power : revendications raciales
L’Afrique du Sud, son pays d’origine, joue un rôle prédominant dans son œuvre. Si son émigration vers les Pays-Bas l’amène à réaliser des œuvres comme Homesick et d’autres paysages abstraits sombres et nostalgiques, ils laissent rapidement place à une critique satirique anti-apartheid. Avec, par exemple, des peintures comme Self-Portrait as a Black Girl (Autoportrait en jeune fille noire) de 1989 ou encore Mask for a White Man Entering a Black Area (Masque pour homme blanc traversant une zone noire) réalisée en 1980-1988. L’une de ses œuvres intitulée The Praying Mantis (Mante Religieuse) datant de 1985, représente une mante religieuse géante grimpée sur le dos de l’Afrique la dévorant post-coïtum. L’allusion à l’exploitation du peuple noir est présente également dans les Black Drawings de 1991-1992, ensemble de cent visages noirs, réalisés à l’encre et à l’aquarelle, très différenciés les uns des autres. Excluant sciemment toute présence « Blanche » elle revendiquait la Fierté Noire. À l’occasion de l’exposition Intimate Relations en 2007 à l’Iziko South African National Gallery de Cape Town, Emma Bedford proposait un accrochage, dans la galerie principale, mettant face à face deux peintures : l’une représentant le mannequin Naomi Campbell, Naomi (1995), et l’autre, l’artiste Moshekwa Langa, Moshekwa (2006). Tandis que Naomi séduit par sa beauté glacée et évanescente, Moshekwa frappe par son intensité et sa présence presque tangible. Deux visages de l’Afrique, l’un occidentalisé et déshumanisé, l’autre puissant, sûr de ses origines et frontal.
Éros & Thanatos : Measuring Your Own Grave
Le sexe et la mort sont des thèmes récurrents et quasi-jumeaux réunis dans l’œuvre de Marlene Dumas sous forme d’une métaphorique petite mort orgasmique. Le Museum of Contemporary Art de Los Angeles (MOCA) du 22 juin 2008 au 22 septembre 2008 et le MOMA, du 14 décembre 2008 au 16 février 2009, ont présenté en collaboration, un ensemble rétrospectif de soixante-dix œuvres picturales et trente-cinq dessins. Soit la plus importante exposition consacrée à l’artiste sud-africaine aux États-Unis à ce jour. Lors de l’exposition à Los Angeles, dans la première galerie, était accrochée une toile représentant une vanité (au XVIIe et XVIIIe les vanités se retrouvent fréquemment dans la peinture néerlandaise), un crâne de femme (Skull of a woman) de 2005. Cette toile fait ici office de memento mori. Marlene Dumas s’appuie sur des motifs ou figures traditionnelles de l’histoire de l’art en se les appropriant, en les féminisant et en affirmant ainsi le statut politique de son œuvre.
Conclusion
Si le travail de Marlene Dumas s’efforce de redonner une place de premier plan aux femmes dans le monde artistique, elle aime surtout provoquer, en portraiturant aussi bien les stars que les terroristes, les privilégiés que les minorités. La confrontation des deux dégageant une forme de cruauté visuelle. "J’aime que ce soit un peu cruel. Francis Bacon a dit un jour que c’était la raison pour laquelle il avait préféré la figuration à l’abstraction, il n’aimait pas vraiment Pollock parce qu’il ne le trouvait pas assez cruel. Je dois beaucoup à Francis Bacon. Ses personnages perdus dans un fond abstrait. Ce sont des personnages certes, mais où sont-ils ?"
[gris]Saskia Farber
[gris]Notes
1 La Documenta de Kassel est l’une des plus importantes manifestations d’art contemporain au monde. Créée en 1955, elle se tient tous les cinq ans, à l’été, et dure exactement cent jours.
2 Jonas Storsve, Heureuse qui comme… In Marlene Dumas, nom de personne, Centre Pompidou, 2001
3 "Mesurer sa propre tombe. Je suis la femme qui ne sait plus où elle doit être enterrée désormais. Lorsque j’étais enfant, je voulais quelque chose comme un grand ange sur ma tombe avec des ailes comme dans les peintures du Caravage, plus tard cela me sembla trop pompeux, je pensais qu’une croix ou un arbre pourraient convenir. Je suis la femme qui ne sait plus si elle veut être enterrée désormais. Si personne ne va plus dans les cimetières désormais, si vous ne venez plus me visiter alors je ferais peut-être mieux de mettre mes cendres dans un pot à confiture pour être plus mobile. Mais revenons en à mon exposition, on m’a dit que les gens voulaient savoir pourquoi j’ai choisi un titre si sombre pour une exposition ? Est-ce lié aux artistes à mi-parcours ou à la peur des femmes de plus de 50 ans ? Non, laissez-moi éclaircir ce fait : c’est la meilleure définition qui convienne au travail d’un artiste faisant de l’art et comment la figure représentée dans la peinture prend ses marques. Pour une portraitiste comme moi, c’est là l’ampleur de ce que je peux appréhender."
À écouter sur le site du MOCA : http://www.moca.org/audio/ Marlene Dumas on Measuring Your Own Grave.
[/gris]
[gris]Sources
Marlene Dumas, nom de personne, sous la direction de Jonas Storsve, Coll. Carnets de dessin, Centre Pompidou, 2001
Marlene Dumas, Measuring Your Own Grave, Museum of Contemporary Art Cleveland, 2008
Marlene Dumas / Intimate Relations, Jacana Media, Johannesburg, 2007
http://www.davidzwirner.com
http://www.frithstreetgallery.com/a... /
http://www.moma.org
http://www.moca.org
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