Mauvais genre : redistribution des cartes
Le 27/08/2010
Portrait d’Agnès Thurnauer.
« Peindre serait faire des branchements de libido sur de la couleur.(1) »
Agnès Thurnauer manipule l’histoire de l’art comme un matériau. Fortement inspirée par l’œuvre d’artistes masculins majeurs, elle détourne leur travail et le féminise, le questionne. L’artiste française se joue des conventions sociales et dresse un état des lieux incisif. Elle pointe du doigt les fictions de vie imposées aux femmes artistes et aux artistes femmes. Elle renégocie le plan de table avec humour et précision. Lors d’une conférence/discussion à l’occasion de son exposition monographique au Palais de Tokyo durant l’hiver 2003, Agnès Thurnauer affirmait que la notion de désir structurant son travail était à comprendre dans le sens d’un engagement.
Genre : détournements d’identités
Michèle-Ange, Eugénie Delacroix, Marcelle Duchamp, Joséphine Beuys, Annie Warhol, Francine Picabia… : c’est avec « XX story » —une acrylique sur toile de 2 m 30 sur 3 m— réalisée à l’occasion de la Biennale de Lyon en 2005, qu’Agnès Thurnauer amorce son travail de détournement par féminisation des noms d’artistes célèbres. La toile est envahie de noms modifiés comme un mémorial dédié aux grandes absentes, aux oubliées de l’histoire de l’art. Le « XX » du titre se réfère ici directement à la dénomination des chromosomes sexuels féminins. Elle poursuit ce travail avec Portraits Grandeurs Nature (2007-2009) de grand macarons, sortes de plaques émaillées, comme autant de badges nominatifs accrochés aux murs des salles d’exposition. Ainsi que le souligne avec justesse Elisabeth Lebovici « Un badge, c’est un nom, une situation qui s’expose, comme ceux qu’on oblige certains employés à porter et c’est également un objet ludique, échangeable, qui sert un message ou soutient une action. Avec Agnès Thurnauer, donc, l’ « e » n’est plus muet. » Ces œuvres transforment l’absence des femmes dans l’histoire de l’art en présence ludique et critique dans une forme nouvelle permettant de mieux questionner cette absence. Un seul intrus se cache parmi ces badges : Louise Bourgeois a muté en Louis Bourgeois comme nous rappeler la supercherie, comme pour insister sur le rôle de faussaire critique assumé pleinement par Agnès Thurnauer. Si dans son travail elle « emprunte certaines images aux chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Ceux d’Edouard Manet tout particulièrement. » ce n’est pas « pour leur imposer un autre style, mais pour interroger leur place dans le processus d’historisation des œuvres. Pour autant il ne s’agit pas de pédagogie picturale. Ni d’une révolte qui viserait à réhabiliter le petit nombre de femmes qui ont été peintres entre le XIIe et le XXe siècle : « XX Story » féminise avec humour quelques patronymes célèbres de l’histoire de l’art et se garde de toute soumission à l’autorité, sans imposer la sienne à quiconque. » (2)
Histoire de l’art : la peinture
Pour Agnès Thurnauer, la peinture représente avant tout des questions. Lorsqu’elle s’attaque au chef d’œuvre d’Édouard Manet « Un bar aux Folies Bergère » (1881-1882) elle pointe un détail bien précis. L’écrivain Huysmans avait relevé lors du Salon de 1882 le caractère mystérieux et symbolique de cette toile, décrivant l’attitude des « assistants qui se pressent en échangeant des observations désorientées sur le mirage de cette toile ». Mais il n’avait pas su préciser le contraste entre la figure statique de la barmaid, au regard triste et perdu, et son reflet dans le miroir se livrant explicitement à la prostitution. Le miroir ne reflète pas la femme mais révèle aux spectateurs la raison de sa tristesse. L’artiste française propose plusieurs versions revisitées de la célèbre toile. Une première représente la figure de la barmaid se reflétant dans un rétroviseur (« The Passenger 1# », 2010). La seconde est un recadrage de l’œuvre originale ne conservant qu’un portrait de la barmaid recouvert d’un texte pornographique apparaissant en transparence (« l’Origine du monde », 2005). Le texte remplace le reflet du miroir. Le critique d’art Michael Fried avait noté par ailleurs le retour à l’envoyeur du regard posé par le spectateur sur la barmaid, jeu de regard dont le grand absent demeure le peintre lui-même qui a en réalité peint « sa propre absence »(3). Cet effacement de l’artiste est également une notion importante chez Thurnauer. On revient ici à cette absence, ce manque, ces zones blanches que l’artiste vient questionner. Le travail de Thurnauer est un travail de réécriture. Il existe ainsi une résonnance forte entre l’œuvre de Manet et celle d’Agnès Thurnauer. Michel Foucault remarque dans le tableau de Manet qu’ « Il est impossible de savoir où le peintre s’est placé et où nous placer nous-mêmes, rupture avec la peinture classique qui fixe un lieu précis pour le peintre et le spectateur. Il s’agit là de la toute dernière technique de Manet : la propriété du tableau d’être non pas un espace normatif mais un espace par rapport auquel on peut se déplacer. » (4) L’idée de trajectoire, de promenade dans la toile étant essentielle chez l’artiste française. La peinture de Manet cherche à « tordre le cou à l’éloquence » selon Bataille, de la même manière Agnès Thurnauer ne souhaite émettre aucune affirmation mais poser des questions. Le tableau est un espace ouvert. Prédelle.
Le titre de la série intitulée « Grandes prédelles », réalisée entre 2008 et 2009, n’est pas seulement un jeu de mot homophonique entre les termes « près d’elle », ou « prêt d’aile ». Il s’agit encore une fois d’une allusion à l’histoire de l’art : la prédelle désigne la partie inférieure d’un retable servant de support aux panneaux principaux. La série de Thurnauer se compose donc d’un agencement de grandes huiles sur toile, à la typographie inspirée du magazine ELLE —écrit « ELLLLE » avec 4 « L » comme lorsque le magazine comporte des rabats sur couverture. On peut ainsi se demander si les retables, au XXIème siècle, n’ont pas été remplacés par les magazines féminins et la religion par le culte voué aux créateurs de mode ? La reproduction de l’œuvre d’Albrecht Dürer « étude d’aile d’oiseau » (1512) qui constitue en quelque sorte le logo de la série des ailes de Thurnauer à plus à voir avec un boléro perroquet de Jean-Paul Gautier qu’avec la véritable aile d’un oiseau…
Si Dürer fut l’auteur d’un « Traité des proportions du corps humain », Thurnauer reprend, quant à elle, les canons de la représentation artistique et féminine dans l’art et s’en amuse tout en les questionnant de manière très subtile et très argumentée.
Bien faite, mal faite, pas faite
Fortement inspirée par le travail d’un artiste masculin majeur dans l’histoire de l’art : Robert Filliou (1926-1987), Thurnauer reprend à son compte certaines formulations développées par l’artiste. Filliou est avant tout célèbre pour son Principe de l’Équivalence (bien fait = mal fait = pas fait), théorie valorisant le « mal fait » et le « pas fait », qui sont finalement les seuls termes de l’équation à représenter une possibilité de progression, le « bien fait » ne proposant rien de plus que sa perfection. Thurnauer féminise la formule en « Bien faite, mal faite, pas faite » s’inspirant par ailleurs du travail de l’artiste actionniste et féministe autrichienne Valie Export ou encore de celui Vanessa Beecroft sur l’identité féminine et les diktats de la représentation du corps féminin et de sa circulation comme marchandise dans la société contemporaine. Elle appose sur des peintures inspirées par une célèbre marque de lingerie le sceau du principe d’équivalence mêlant ainsi jugement esthétique de l’œuvre d’art et du corps de la femme comme objet. La femme trop « bien faite » resterait elle, elle aussi, figée dans sa perfection ? « Je demande avec Filliou : Que sont ces critères d’évaluation ? Presque des diktats qui demandent à la femme de se conformer à un modèle qui lui fait croire qu’elle maîtrise son érotisme et sa sexualité qui lui impose des codes pour se penser comme désirable. » À l’occasion de la parution de son 1er catalogue en 1995 elle citait en exergue la célèbre phrase de Plotin « C’est le désir qui engendre la pensée ». Dans une série comme Biotope, le tableau « mes points G » propose une vision du « plaisir comme un espace dans lequel le corps baigne et qui l’infléchit sur lequel il agit à l’opposé d’un plaisir dont la société et les magazines féminins qu’elle produit dicte à la femme comme résidant en un seul point précis qu’elle va s’évertuer à chercher pour correspondre à un modèle ». Le plaisir chez Thurnauer étant toujours pris dans le sens de l’engagement.
Le travail d’Agnès Thurnauer est singulier et s’inscrit dans une volonté de questionnement incessant, de remise en cause du réel et de ses conditions d’apparition, de formulation. D’autres lectures sont possibles, d’autres espaces peuvent s’ouvrir. Jusqu’à la toile brute, non-préparée, qu’elle utilise comme support qui ne sera jamais enduite de peinture, qui n’a pas de fond et qui se refuse à accueillir la matière. Le déroulement de la toile non encore définie dans sa surface finale de présentation, le refus du cadre et du châssis répondent d’un objectif global fort. L’art ne saurait être circonscrit, la place de la femme dans la société comme dans l’histoire de l’art non plus.
[gris]Saskia Farber[/gris]
(1) Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, Broché, 1994
(2) Carole Boulbès, « Agnès Thurnauer, Peindre au moyen des mots », Art Press 320, février 2006.
(3) Michael Fried, Esthétique et origines de la peinture moderne, tome III, Le modernisme de Manet, Paris, Gallimard, 2000.
(4) Michel Foucault, La Peinture de Manet, Conférence donnée à Tunis, le 20 Mai 1971.
Sources :
Site d’Agnès Thurnauer : http://www.agnesthurnauer.net/
Article à propos d’Agnès Thurnauer par Élisabeth Lebovici, (coauteur de Femmes artistes/Artistes femmes (éd. Hazan) avec Catherine Gonnard sur la couverture duquel figurent les « badges » d’Agnès Thurnauer) :
http://le-beau-vice.blogspot.com/2006/04/agns-thurnauer-noms-du-pre-non-du-pre.html
Vidéo de la conférence/discussion avec Nicolas Bourriaud et Jérôme Sens organisée à l’occasion de l’exposition monographique d’Agnès Thurnauer au Palais de Tokyo durant l’hiver 2003 : http://www.dailymotion.com/video/xdjlqs_agnes-thurnauer-le-temps-present_creation
Photo du logo : Portrait grandeur nature (Francine Picabia), 2007, résine et peinture epoxy, 120 cm diam. photo François Fernandez
Commentaires (2)
J’avais vu les badges en vente à la caisse à Beaubourg, mais je n’avais pas compris toute la subtilité de la chose. Pas mal ! Merci
Je ne connais pas le tableau de Manet dont vous parlez. Où peut-on le voir puisqu’il n’est pas dans l’article ?