Portrait d’artiste : Tierney Gearon

Le 27/04/2009

Tierney Gearon parle vite, elle sait ce qu’elle veut et sa vie ressemble à un conte de fée : issue d’une riche famille d’Atlanta, de beaux enfants, des vacances à Saint-Barthélémy, les Hamptons ou Gstaad... Mais rapidement apparaît dans la conversation une cassure qui surprend dans cette vie trop belle : « Ma mère est folle ! » Elle rajoute après un temps de pause : « Elle est totalement folle, si folle que l’on ne sait jamais ce qu’elle va faire pendant ses crises... Elle croyait à l’arrivée d’extra-terrestres, elle envoyait des lettres anonymes à la Maison Blanche, alors le FBI débarquait.... Mais elle est très belle »

De mannequin à photographe

Tierney aussi est belle, après une enfance et une adolescence quelque peu solitaire, elle quitte l’université pour devenir mannequin chez Élite : « Pendant longtemps je ne savais pas qui j’étais, je n’ai jamais été intégrée à un groupe... Nous étions un groupe de filles perdues, nous voyagions à travers le monde, on travaillait avec des gens que l’on ne revoyait plus... Je passais mon temps à prendre des polaroïds de mes copines, j’en faisais des petits livres. Chez Élite Paris, je shootais les composites des débutantes ». Tierney Gearon arrête vite pour se lancer dans la photographie de mode avec une première série pour le magazine italien Lei. Puis le mariage avec un Français, banquier, que l’on imagine beau, la vie à Londres, un premier enfant, un second, un divorce... Une vie classique. Elle commence à abandonner la mode pour photographier son intimité la plus immédiate : ses enfants par exemple, exorcisant ainsi ses peurs domestiques. La nudité, parfois un petit sexe dressé, des jeux d’un petit garçon et d’une petite fille ont choqué…

Les enfants du scandale

Son regard est celui d’une mère, qui aime ses enfants, même si elle donne parfois un petit coup de main à la réalité, se promenant avec des masques ou des objets susceptibles de pimenter l’ordinaire : « Quand nous allions aux sports d’hiver à Gstaadt, qui est l’une des villes les plus snobs du monde, j’y ai emmené la poupée Barbie de ma fille, bien qu’il n’y ait que ça dans les rues, mon fils a joué avec, et j’ai pu réaliser au cours de notre promenade une superbe image étrange... Au Texas, sur une route, je vois un vieux monsieur qui marchait lentement, voûté comme un oiseau. Je lui ai demandé de poser avec un masque, il était ok, et mon fils qui venait juste d’arriver s’est précipité sur cet homme intriguant, la photo était là... » Mais lors d’une exposition, I am a camera, organisée par le collectionneur Charles Saatchi, le scandale éclate, relayé par la presse britannique qui y voyait de la pédophilie. Elle répondra : « Je suis une mère d’abord, ensuite un artiste et si je savais que ces images créeraient même 2% de cette controverse, je n’aurais jamais rien fait avec eux ».

L’art dans la sphère intime

Les photographes ont tout d’abord parcouru et saisi le monde, après ils sont descendus dans la rue, enfin leur nouvelle frontière est devenue leur intimité : Philip-Lorca diCorcia a commencé par photographier son frère et ses amis les plus proches, Tina Barney capture sa famille WASP de New York ou de Rhode Island, Sally Mann met en scène ses deux filles et son fils, et bien-sûr Nan Goldin et Larry Clarke ont fait de leur sphère intime toute leur oeuvre. Tierney Gearon affirme : « Je ne fais pas poser les gens, je ne les dirige pas, je les laisse vivre, mais j’essaye de susciter le moment, qui peut être décisif ». » Sa photographie est devenue une véritable thérapie : « J’ai découvert à travers ce travail, ma famille : il y a de tout… Des gens malades du Sida, des noirs, des homosexuels, des pauvres, des gros, des hippies... Vous prenez deux personnes qui forment un couple et vous élargissez le cercle familial, c’est fou cette diversité que l’on peut découvrir ! »

Mère et fille

Dès 1998, Tierney va photographier sa mère, elle lui consacre un livre et un film documentaire présenté dans plusieurs festivals comme ceux de Vancouver, Rome ou Sundance. Elle la fait jouer, organise des mises en scène, des tableaux vivants, où sa mère tient le rôle principal, et parfois ses enfants ou elle-même jouent les rôles secondaires. Qu’y a t-il de plus difficile que photographier sa mère ? Et sa mère nue, voire dans des positions équivoques ? Un regard aussi sur les corps qui vieillissent. Un travail qu’elle a réalisé en parallèle avec la naissance de ses enfants. Deux réalités se croisent parfois, celles d’une mère isolée dans son monde, sa folie, et celle de l’artiste devenue mère. La mère regarde sa fille nue en train de faire l’amour, les enfants sont confrontés à la décrépitude de leur grand-mère, parallèle des corps sublimés et abîmés par les maternités, des peaux qui luttent contre les rides. Cette œuvre rare montre comment une mère et sa fille se voient l’une dans l’autre, une vision subtile des rôles qu’elles jouent, chacune sur la vie de l’autre.

[argent] Patrick Rémy[/argent]