Je pense donc je jouis

Le 21/04/2009

"Un intellectuel, c’est quelqu’un qui a trouvé quelque chose de plus intéressant que le sexe", affirmait l’écrivain Edgar Wallace. Pourtant, nombre de philosophes se penchent sur ce sujet. Souvent, d’ailleurs, avec un certain entrain. Le sage a beau tutoyer les considérations les plus hautes, il est avant tout un homme. Sa pensée se nourrit de sa vie, de son environnement, de ses relations aux autres, de ses désirs. Mais, réciproquement, plusieurs philosophes ont eu un impact sur les moeurs de leur époque en s’intéressant à la sexualité. Faut-il refouler les élans de son corps ou les contenter sans le moindre remords ? Tour d’horizon de ces débats sur les ébats.

Allons voir chez les Grecs

En grec, philosophie se traduit par "amour de la sagesse". Mais les penseurs helléniques s’en contentaient-ils au point d’être résolument insensibles aux plaisirs des sens ? Platon répondrait oui sans hésiter. Dans Le Banquet, l’auteur s’intéresse à l’Eros - compris à la fois comme amour spirituel et comme désir charnel. L’exposé s’inscrit dans un cadre bien précis : celui de la relation particulière de la pédérastie, qui unit un homme adulte à un jeune garçon de plus de 12 ans. Cette pratique était relativement répandue dans la Grèce antique où elle revêtait un caractère institutionnel. Il s’agissait pour le jeune homme d’un apprentissage à la fois moral et sexuel mais au cours duquel la pénétration était bannie et remplacée par le coït intercrural, qui consiste à stimuler le pénis de son partenaire en le serrant entre ses cuisses. Le sexe pour atteindre le Beau Platon ne condamne pas les relations sexuelles elles-mêmes ("cet acte a quelque chose de sacré", fait-il dire à la prêtresse Diotime (1) ). Mais il ne les légitime que par l’immortalité à laquelle peuvent accéder les hommes à travers la procréation. Et s’il tolère le désir sexuel, ce n’est que comme palliatif. L’impulsion érotique doit en effet conduire les belles âmes vers la contemplation du Beau, entendu comme réalité véritable et éternelle. Ses contemporains sont loin d’être tous aussi austères. Il suffit pour s’en convaincre de penser au jovial Diogène de Sinope qui considérait la sexualité comme une activité des plus naturelles et s’est rendu célèbre en s’adonnant à l’onanisme en place publique, regrettant de ne pouvoir soulager sa faim aussi facilement.

Assouvir ses pulsions pour apaiser son âme

"Voix de la chair : ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid ; celui qui dispose de cela, et a l’espoir d’en disposer à l’avenir, peut lutter pour le bonheur." (2) Moins débauché que le laisse croire sa réputation - alimentée par l’Eglise qui voyait dans sa pensée un athéisme en germe -, Epicure ne blâme pas les plaisirs de la chair mais est loin de leur vouer un culte. Voyant l’ataraxie (absence de troubles) comme but suprême de la vie, il enjoint chacun à éviter de se soumettre à l’empire des sens comme de toute autre inclination lorsqu’elle se transforme en dépendance. Recherches effrénées des richesses, de la gloire ou du pouvoir sont donc également proscrites. Ce qui n’empêche pas le philosophe d’affirmer que "le plaisir est le principe et la fin de toute vie bienheureuse" (3). Car c’est un calcul raisonné des plaisirs qui permet à l’homme d’accéder au bonheur. Il s’agit, en d’autres termes, de savoir jouir mais avec modération (on s’abstiendra de s’interroger trivialement sur l’identité de ce "modération").

L’amour à aucun prix

Cette vision du sexe trouve descendance deux siècles plus tard, de l’autre côté de la mer Ionienne, en la personne du poète et philosophe latin Lucrèce. A ses yeux, le désir sexuel et sa satisfaction sont parfaitement naturels et n’ont pas de raison d’être évités. Il en va tout autrement de l’amour, cette fausse opinion qui fait croire aux amants qu’un seul être se trouve à même de satisfaire leurs pulsions. Dans De natura rerum, Lucrèce s’évertue à montrer les maux que provoque une telle ardeur. Pour les éviter, il considère qu’il "vaut mieux jeter la sève amassée en nous dans les premiers corps venus, que de la réserver à un seul par une passion exclusive qui nous promet soucis et tourments". La phrase à beau s’adresser aux hommes, les femmes sont tout autant invitées à suivre son conseil et à ne pas goûter ce sentiment, "source de la douce rosée qui s’insinue goutte à goutte dans nos cœurs et qui plus tard nous glace de souci". Autrement dit, pourquoi se contenter d’un arbre dans son jardin, alors qu’on peut aller en forêt ?

Libertin, j’écris ton nom

Pendant le Moyen-Âge, la philosophie n’est pas des plus fécondes, a fortiori en matière de sexualité. Mais à la Renaissance, les choses changent. Au XVIème siècle, les textes des matérialistes antiques comme Epicure et Lucrèce sont redécouverts. Et font florès. Cette philosophie servira de socle aux libertins pour s’ériger contre les dogmes religieux qui dictent leurs conduites aux individus. Il est d’ailleurs notable que "libertin" désigne à l’origine l’esclave affranchi, comme le rappelle Patrick Wald Lasowski dans Le grand dérèglement, consacré au roman libertin du XVIIIème siècle. Antérieur à cette période, le libertinage va toutefois se radicaliser au cours du siècle des Lumières. Le mouvement peut être distingué en deux composantes : d’une part, le libertinage de pensée qui consiste à s’affranchir de la métaphysique et de la morale religieuse, d’autre part le libertinage de moeurs, qui est associé à un certain raffinement culturel et correspond à sa conséquence : les interdits religieux levés, rien n’empêche d’adopter la conduite sexuelle la plus libre. Courant important, il reste toutefois minoritaire, quant au nombre de "disciples". Ainsi, au début du XVIIème siècle, sur quelque 300.000 Parisiens (4), les estimations vont de 20.000 à 50.000 libertins au sein de la bourgeoisie (5). La noblesse n’est pas en reste. Après la mort de Louis XIV, la Régence puis le règne de Louis XV établissent une véritable débauche de cour. Philippe d’Orléans organise des orgies où sont mandées des prostituées, tandis que Louis XV "se pique d’emporter des pucelages de 15 ans" (6).

Coup d’arrêt aux faux-semblants

Pendant le siècle des Lumières, les défenseurs de la raison vont attaquer l’hypocrisie qui plane au-dessus de la question sexuelle. Comme le prouve l’article Jouissance de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : "Pourquoi rougis-tu d’entendre prononcer le nom d’une volupté, dont tu ne rougis pas d’éprouver l’attrait dans l’ombre de la nuit ?". Diderot a d’ailleurs contribué personnellement à cette dénonciation. Dans le roman Les Bijoux indiscrets, il imagine une bague permettant au sultan Mangogul de faire parler les sexes des femmes, les forçant ainsi à révéler leurs infidélités ou les prouesses de leurs partenaires. Au delà de l’intrigue, il s’agit bien sûr pour l’auteur de faire tomber les masques imposés par la société.

Tout est permis... à l’écrit

Un exercice pratiqué avec ardeur par un célèbre libertin : le marquis de Sade. Pour lui, la sexualité n’a pas de limite. Non content de dresser un tableau de quelque 600 perversions dans Les Cent vingt journées de Sodome, il prend en permanence le lecteur à témoin au cours de ses écrits, jusqu’à le rendre complice. Pour Sébastien Pinçon, titulaire d’un master de philosophie pour lequel il a consacré un mémoire au divin marquis, "Sade écrit avec de l’encre de sang. On a l’impression d’être pénétré et percé par la plume sadienne". Il souligne néanmoins le distinguo qui doit être opéré entre l’homme et son oeuvre. "Il n’a pas fait le tiers de ce qu’il a écrit et pour cause : il a passé près de la moitié de sa vie en prison." Ce qui ne l’empêche pas de faire dans ses ouvrages l’apologie du meurtre, la destruction étant considérée comme partie intégrante de la nature. D’ailleurs, en bon matérialiste, Sade ne voit pas de véritable destruction mais uniquement des transformations. Il faut dominer, voire faire souffrir pour jouir. "Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande" (7). Il est en fait assez peu étonnant que son nom ait donné naissance au terme "sadisme", plusieurs décennies après sa mort.

La satisfaction (sexuelle) au pouvoir

Bien que le sexe occupe parfois la plume de certains philosophes au XIXème siècle de manière éparse (quelques textes de Nietzsche et de Schopenhauer évoquent la question), il faut attendre les bouleversements de la seconde moitié du XXème siècle pour qu’il soit l’objet d’un véritable mouvement. Jusqu’alors réprouvé par la morale et la religion, le sexe tient une part non négligeable dans les transformations que connaît la France dans les années 1960. Entrouvert sous la poussée de mai 68, le débat sur le sujet prendra véritablement son essor au cours de la décennie suivante et se traduira par des actes politiques. Mais au début des années 1960 l’éros n’est pas toujours rose. Alain Sager, professeur de philosophie ayant fait ses études à la faculté de Nanterre entre 1967 et 1973, connaît bien cette période et s’est intéressé aux penseurs critiques de la société de consommation, qui ont contribué à la révolution sexuelle. "La sexualité a joué un grand rôle : il s’agissait de lever les tabous, les interdits, la répression et l’hypocrisie, qui entouraient ce qu’on n’appelait pas encore ’sexualité’ et qu’on ne nommait que par périphrases."

Briser les chaînes du mariage

A ses yeux, les femmes subissent alors particulièrement ces faux-semblants. Le mariage les prive souvent de liberté et les place dans une situation de dépendance financière à l’égard de leurs époux. Considéré comme le noyau de la domination exercée sur la femme, ce modèle d’union va faire l’objet d’une critique radicale de la part de Charles Fourier, un utopiste du XIXème siècle dont un ouvrage inédit est publié en 1967 : Le Nouveau monde amoureux. Il y dénonce les conditions du contrat de mariage qui font de l’épouse une marchandise et souligne les libertés sexuelles que s’accordent les hommes tout en les refusant à leurs conjointes.

Jouir sans les entraves de la société marchande

Plus largement, l’influence de la société marchande sur le sexe est attaquée par les penseurs du freudo-marxisme. Ces derniers cherchent à proposer une synthèse des oeuvres du père de la psychanalyse et du théoricien du communisme, en ayant pour ambition de concevoir une pensée libératrice. Livre emblématique du mouvement, Eros et civilisation du philosophe américain Herbert Marcuse pointe la façon dont le principe de rendement réprime le principe de plaisir, dans les sociétés fonctionnant selon une économie de marché. Pour y remédier, il considère que l’émancipation sexuelle est inséparable d’une transformation sociale radicale. Libération rimerait donc avec révolution. Autre figure de proue du navire freudo-marxiste, le psychiatre et psychanalyste Wilhelm Reich soutient l’idée selon laquelle l’individu sain est celui qui satisfait ses pulsions érotiques. Il est alors seulement à même de répondre aux exigences du monde professionnel et de connaître des relations sociales développées. A contrario, la répression sexuelle engendre le malheur des individus et les empêche de se réaliser pleinement au sein de la société. La société française évolue, la sexualité féminine a (enfin) voix au chapitre Les réflexions des freudo-marxistes n’ont pas été sans influence en France si l’on considère la disparition du délit d’adultère du code pénal avec la loi du 11 juillet 1975, qui instaure également le divorce par consentement mutuel. La même année, la "loi Veil" légalise l’interruption volontaire de grossesse, près de huit ans après l’autorisation de la pilule contraceptive. Les femmes peuvent désormais maîtriser la façon dont elles veulent arbitrer vie professionnelle et vie familiale. Pour Alain Sager, cette autonomie de la femme est l’un des points les plus importants de cette période. Outre cette conquête, il observe que "la sexualité féminine devient véritablement un sujet vécu et raconté alors que c’était un continent ignoré auparavant". Et invite à méditer une phrase d’Engels, influencé par Charles Fourier, qui n’a rien perdu de sa pertinence : "dans une société donnée, le degré d’émancipation de la femme est la mesure naturelle de l’émancipation générale" (8).

Aujourd’hui, il est bien rare qu’on prête au sexe un quelconque caractère impur. Mais à l’inverse, la parole libérée sur la question fait souvent naître une certaine insatiété en matière de volupté. Pour y remédier, André Comte-Sponville s’attaque à la conception platonicienne du désir vu comme un manque, en considérant notamment que "faire l’amour, c’est désirer l’homme ou la femme qui est là, qui ne manque pas, qui se donne, dont la présence (non l’absence ou le manque) nous comble" (9). Prendre le désir comme un accomplissement en tant que tel permettrait ainsi de se satisfaire de l’instant présent. Pour contrefaire une formule de Descartes, peut-être serait-ce là une manière de faire de la jouissance "la chose du monde la mieux partagée" (10).

Frédéric Rieunier

Notes : (1) Le Banquet, Platon, Le Livre de Poche (2) Sentences Vaticanes, in Lettres, maximes, sentences, Epicure, Le Livre de Poche (3) Lettre à Ménécée, in Lettres, maximes, sentences, Epicure, Le Livre de Poche (4) Histoire et dictionnaire de Paris, Alfred Fierro, Robert Laffont (5) Histoire de la pensée occidentale, de Socrate à Sartre, René Rampnoux, Ellipses (6) Mémoires et Journal inédit du marquis d’Argenson, cité par Patrick Wald Lasowski dans Le Grand dérèglement, Gallimard (7) La Philosophie dans le boudoir, Donatien Alphonse François de Sade, Folio classique (8) Anti-Dühring, Friedrich Engels, Editions sociales (9) Nouvelles Clés n°27 d’automne 2000, Entretien avec André Comte-Sponville, Désirer c’est se convertir au monde : http://www.nouvellescles.com/articl... (10) La phrase exacte est "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont." in Discours de la méthode, René Descartes, Le Livre de Poche.

Bibliographie :

Ouvrages philosophiques : Le Banquet, Platon, Le Livre de Poche Lettres, maximes, sentences, Epicure, Le Livre de Poche De natura rerum, Lucrèce, GF-Flammarion La Philosophie dans le boudoir, Donatien Alphonse François de Sade, Folio classique Les Bijoux indiscrets, Denis Diderot, GF-Flammarion Eros et civilisation, Herbert Marcuse, Les Editions de Minuit Le Nouveau monde amoureux, Charles Fourier, Stock Histoire de la sexualité (3 volumes), Michel Foucault, Gallimard La Fonction de l’orgasme, Wilhelm Reich, L’Arche

Article de presse : Lire n°365 du mois de mai 2008, dossier La philosophie et le sexe Nouvelles Clés n°27 d’automne 2000, Entretien avec André Comte-Sponville : Désirer c’est se convertir au monde : http://www.nouvellescles.com/articl...

Autres sources : Le grand dérèglement, Patrick Wald Lasowski, Gallimard Histoire et dictionnaire de Paris, Alfred Fierro, Robert Laffont Histoire de la pensée occidentale, de Socrate à Sartre, René Rampnoux, Ellipses