Le sexe et l’argent

Le 21/04/2009

Ces deux-là réunis forment un couple épatant, un vivier d’intrigues sulfureuses ourdies dans nombreux films ou romans. Mais dans la vie réelle, le sexe et l’argent, mais plus encore leur corrélation, demeurent tabou. Sans doute en raison de la persistance de diktats moraux très forts. Que l’un soit un moyen et l’autre une fin – que l’on paye pour avoir du sexe ou que l’on s’offre pour avoir de l’argent -, sexe et argent sont pourtant interdépendants. Jusque dans l’institution maritale, qui invite à « consommer l’union ». Jusqu’à peu, ces transactions étaient très genrées : l’homme était le pourvoyeur, la femme le récipiendaire. Mais l’accès des femmes à leur autonomie financière, qui ne date que de 1965, change la donne. Alors, nouvelles actrices de notre vie financière, et donc de notre vie intime ?

Les raisons d’une union

« L’amour et l’argent sont comme ces personnes qui feignent de ne pas se connaître et qui se trouvent sans cesse dans des rendez-vous secrets » Abel Bonnard, L’Argent. Pour le Dr Waynberg (1), il faut chercher dans l’histoire de l’humanité la clef de la chaîne. « Depuis la Préhistoire, la sexualité entre dans un système de troc. Elle a valeur d’argent avant son invention, qui vient avec celle des chiffres. » Plus précisément, c’est la femme et à travers elle la survie de l’espèce, que l’on a achetée pendant des milliers d’années. « Le sexe, c’est de l’échange, poursuit-il. On paye tout le temps, on a toujours payé. » Pour Marie-Noëlle Maston-Lerat (Psychogénéalogie, relation à l’argent et réussite, Editions Quintessence), « le lien entre sexe et argent (…) remonte à la toute petite enfance, lorsque le nourrisson a tout autant besoin d’être comblé de nourriture que d’être comblé affectivement". Ainsi, le premier point commun entre ces deux nerfs de la relation à l’autre est la jouissance, ou la frustration, son envers. De là, peut-on déduire que l’on dépense son argent comme on vit sa sexualité ? « Oui, dans la majorité des cas, répond le Dr Odile Guillard, psychiatre et sexologue. Il est rare de voir un radin devenir très généreux au lit… » D’autant que les grands avares de la littérature (Harpagon en tête) se doublent souvent d’incurables impuissants ! La dépense forcenée quant à elle est plus l’apanage des femmes ; Zola, qui a très souvent décrit ces claqueuses aux mains percées, les soupçonnait d’être frigides (elles l’étaient sûrement, mais l’église et l’éducation y étaient pour beaucoup) et de combler par l’achat l’absence de jouissance sexuelle.

Ce lien est si connexe que le langage lui-même confond sexe et argent, comme le montre M.-F. Hans dans Les femmes et l’argent (Grasset 1998) : ne dit-on pas d’un être qu’il nous est cher, que pour lui on est prêt à payer de sa personne, se mettre en frais, voire à se donner ? ne parle-t-on pas de commerce amoureux et de gage de l’amour ? La linguiste F. Donay-Soublin insiste sur la sexualité de l’argent : le mâle émet et répand, la femme reçoit et engrange dans son sexe « semblable à la fente où l’on glisse sa pièce, à la tirelire que l’on bourre, au tiroir-caisse où se niche le polichinelle… » Et si les changements liés à la nouvelle indépendance financière des femmes précédaient un changement de langage ? car il n’est plus rare d’entendre des jeunes femmes parler d’un homme comme d’une affaire, oser dire qu’elles baisent, ou que telle chose voire tel homme est bandant…

Le sexe CONTRE de l’argent

« L’argent est en tous points comme le sexe. On n’arrête pas d’y penser quand on en manque et on pense à autre chose quand on en a. » James Baldwin Du côté des hommes, qui ont toujours eu la main à la bourse (sans mauvais jeu de mot…), l’argent a longtemps servi de sésame ouvrant les portes du plaisir, et pas seulement auprès des prostituées. Nombreux psychanalystes tendent à montrer que la principale angoisse intime des hommes occidentaux est son incapacité à évaluer le désir ou le plaisir de sa compagne. Donc, payer le rassurait autrefois, le libérant de faire jouir sa femme. Maintenant que cette dernière n’a plus besoin de lui pour subvenir à ses besoins, la « prostitution bourgeoise, légitimée par le mariage » pour reprendre l’expression de M.-F. Hans, a moins de raison de perdurer. Même s’il existera toujours des unions basées sur l’argent. Nouvelles formes de sexe monnayé, la prostitution des hommes, révélatrice d’une émancipation grandissante des femmes, non pas tant au plan sexuel que pécuniaire. Lire sur ce sujet l’article précédemment publié sur les Hommes à Louer, en attendant de voir le film de Josiane Balasko, Cliente… Autre phénomène relayé par les médias, la prostitution étudiante fut l’objet des recherches d’Eva Clouet (2). Elle témoigne : «  J’ai découvert des personnes qui revendiquaient un choix et même du plaisir. Chez ces étudiantes qui ont besoin d’argent, tout est réfléchi. Elles disent bien le vivre, à condition de poser leurs conditions : pas tous les jours mais au maximum deux fois par mois, et avec des hommes sélectionnés. Elles se donnent le droit de refuser, revendiquent le « social time », temps de discussion et de rencontre. Elles n’ont pas de proxénète. (…) Leur choix est logique dans une société comme la nôtre, patriarcale et capitaliste, où sans argent on n’est rien. (…) La sexualité reste fortement cadrée, normée. L’une de mes enquêtées, Claire, m’a dit que son désir d’avoir plusieurs partenaires faisait d’elle « une salope », que les « coups » d’un soir, gratuits, lui donnaient l’impression d’être une pute ; donc, autant se faire payer, à condition de choisir des hommes qui la séduisent. Elle se dit valorisée par l’argent qu’ils lui donnent. » Pour le Dr Guillard, ce phénomène, même peu répandu, montre comme les mentalités changent : « Mes jeunes patientes, à l’inverse des femmes plus âgées, disent pouvoir facilement séparer sexe et sentiment, ce qui autorise plus de choses. » Pour autant, est-ce que leur relation à l’argent est plus simple ? L’éducation des filles, depuis les années MLF, consacre leur indépendance. Mais construire son autonomie financière, ce n’est pas forcément répondre à la question de sa propre place dans le triangle moi-les autres-l’argent.

Sexe et argent dans le couple

« Il est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l’argent, l’amour ne peut être qu’une orgie de roturier ou l’accomplissement d’un devoir conjugal. » Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne.

Pour Thierry Gallois, auteur de Psychologie de l’argent (éd. J’ai lu Bien-être), l’argent est une des causes majeures de discordes dans le couple (une étude avance que 46% des divorces sont motivés par des dissensions d’ordre financier). Il est plus que nécessaire de parler d’argent avec son conjoint car « la réussite d’un couple tient à l’équilibre des compétences exercées par chacun, à la distribution des territoires. Or l’argent est un territoire que chacun peut chercher à occuper.(…) Celui ou celle qui fait vivre la famille, ou rapporte le plus de subsides, peut s’octroyer davantage de pouvoir ou s’en trouver investi par son conjoint. » Pour M.-F. Hans, le sentiment de puissance qui émane de l’argent a encore très souvent un fort pouvoir érotique, lorsque c’est l’homme qui possède le grisbi… et de citer l’exemple de Caroline Leonetti Ahmanson, femme d’extraction modeste qui fit des études puis fortune, devint indépendante et quitta son mari. Se disant vaccinée contre le mariage, elle convola pourtant en secondes noces avec un milliardaire, impressionnée par sa réussite et sa richesse, le trouvant exceptionnel. L’historienne raconte encore le regard émoustillé de certaines enquêtées, à la vue de liasses de billets dans la main d’un homme. Ces femmes aiment l’argent, mais aussi l’énergie, l’intelligence ou l’autorité que leur amant a dû déployer pour l’acquérir. Difficile, dans une France où le catholicisme, puis le marxisme (selon Janine Mossuz-Lavau L’Argent et nous, éditions de la Martinière, 2007) ont incliné la pensée contre le profit, d’admettre que l’argent peut être un facteur de séduction. Il est étonnant que, 40 ans après les leçons du féminisme, nous soyons encore 39% à penser qu’un homme doit avoir un salaire plus élevé (contre 49 % en 2004) selon une enquête TNS Sofres pour LCL, et 44% que c’est à l’homme de payer au restaurant. Du côté de ces messieurs, ce n’est guère plus clair : 56% des hommes interrogés pensent aussi qu’ils doivent payer, tout en disant à 53% qu’avoir une compagne qui gagne plus est une situation avantageuse… Pour le Dr Waynberg, c’est la manifestation d’un « grave bouleversement » dans les rapports homme femme. Et le problème viendrait d’elles.

Les "nouvelles riches"

M.-F. Hans nous apprend que « voici des siècles, en plein âge courtois, le troubadour recevait de sa dame cadeaux et argent. Sans l’ombre d’un malaise, sans crainte de ne pas être aimée pour elle, la dame maniait le pouvoir financier ; elle admettait fort bien que sa richesse fît partie de sa séduction. (…) Or bizarrement, on sent chez les femmes actuelles une peur de se dévaloriser en payant ». Serait-il impossible de mettre l’homme sous le joug monétaire de la femme ? Dans une société machiste, sans doute… « En revanche, poursuit-elle, sur une autre planète, celle des richissimes, ces traditions n’ont pas cours, citant le cas de Barbara Woolworth qui entretint 7 maris, les « dédommageant » de quelques centaines de milliers de dollars lorsqu’elle les congédiait, lassée. Hors des codes ordinaires, lorsque l’argent fait partie de l’identité d’une personne, il ne se charge pas de double ou triple sens. » Sur la planète ordinaire, le Dr Waynberg tient à rappeler que « le niveau érotique du couple dépend beaucoup de son niveau économique. Quand on n’a pas d’argent, ou qu’on travaille beaucoup pour en gagner, la sexualité n’existe pas ou quasiment. » Or, c’est aussi par nécessité économique que les femmes choisissent de travailler. Et il arrive qu’elles gagnent plus que leur homme. « Je ne suis pas certain que ce soit un progrès, poursuit le Dr Waynberg. La sexualité perd son caractère d’échange, cela brouille les pistes. Où est le pouvoir ? où est l’autorité ? La féminité devient une maladie. » Constat pessimiste, réac, mais lucide par ailleurs : « Ce qui était promis : l’égalité, le respect, etc. Or, ce que je vois dans mon cabinet, ce sont des femmes seules, dépressives. D’accord, elles ont gagné l’indépendance mais aussi les aléas professionnels, les jalousies, les rivalités… » Et les hommes ? « Leur vie à eux n’a pas changé. A moins d’avoir une très forte personnalité, ils ne veulent pas de ces femmes, qu’ils plaquent pour leur secrétaire… et pour couronner le tout, elles sont détestées par leurs enfants qui ne voient pas assez leur mère… » Le Dr Guillard, désappointée, opine : « Les femmes que je reçois, brillantes, puissantes et financièrement très valorisées, finissent par prendre goût au pouvoir, et occuper le territoire partout. Mais elles s’épuisent. Je remarque aussi qu’elles perdent peu à peu les atours de leur féminité, qu’elles n’ont plus le temps de se faire les ongles par exemple… » Mais pourquoi ne seraient-elles pas épaulées par les hommes ? « Elles ont tout ! Pour un homme, si une femme lui fait comprendre qu’elle peut s’offrir la bague de ses rêves, c’est très frustrant. » En effet, Juliette, très jolie trentenaire ayant un poste à responsabilités et le salaire qui va avec, constate, rupture après rupture : « Ils me disent tous que ça leur fait peur, de ne pouvoir me donner que de l’amour. » Alors que, justement, nous pensions que débarrassées de tout le contingent, les amours ne seraient que plus simples et riches. Belle ironie ! Si le Dr Waynberg prévoit un « retour de flamme dans une ou deux générations », le Dr Guillard pense qu’on « ne reviendra pas en arrière, et tant mieux. Mais peut-être que les femmes devraient accepter de laisser une partie de leur pouvoir au bureau, et de faire de la place aux hommes à la maison. »

L’argent, qui était un attribut masculin, se féminiserait donc ? La femme étant plus souvent aux commandes des cordons de la bourse, ce n’est pas si étonnant. Cette dernière n’a somme toute aucun intérêt à rogner sur sa féminité en augmentant son capital. Peut-être même a-t-elle le pouvoir de désenclaver l’argent lui-même, de lui faire profiter de son élan émancipateur. Voyez les films, lisez les livres : la fiction s’est emparée et nourrie de la sexualité de chacun(e), mais quel artiste ose dire ou montrer avec quel argent tel personnage s’envoie en l’air dans des hôtels de charme ou vit sa vie, tout simplement, quand la littérature du 19è ne nous épargnait aucun détail sur la situation économique de ces héro(ïne)s. Comme si un tabou en remplaçait un autre… Alors, Mesdames, Messieurs, faites l’amour avec ou sans argent, mais que la parité des galères soit aussi celle des plaisirs d’offrir… et de jouir !

Aurélie Galois

Notes

(1) www.sexologie-fr.com (2) La Prostitution étudiante à l’heure des nouvelles technologies de communication (Max Milo)

Commentaires (1)

  • Mathilde

    Tout me plait (m’excite ?) dans le sujet : l’excitation de l’argent par le sexe et son corollaire : l’excitation du sexe par l’argent. Très bon papier. Merci !