Elle court, elle court, la censure...
Le 22/04/2009
Le sexe est une émotion en mouvement. Mae West
Le sexe et le cinéma ont toujours entretenu des rapports quasi-incestueux. L’un attire l’autre mais la Morale les empêche de vivre pleinement leur union. Car s’il est normal que les mineurs soient protégés des images « pouvant heurter leur sensibilité », il est également légitime que les artistes livrent leurs œuvres telles qu’ils les ont imaginées. Tout l’art des grands réalisateurs a donc consisté à contourner la censure, à la détourner ou à la braver. Du baiser fougueux à l’explosion de sperme pollockienne filmée en gros plan, la censure s’ébranle et les tabous se brisent sous l’impulsion de la lame déferlante cinématographique. L’évolution des mœurs, de la société, s’articule sur le modèle d’un montage parallèle avec les réalisations phares du septième art. Depuis 1919, en France, aucun film ne peut être projeté s’il n’a reçu un visa ministériel. Une commission propose soit d’autoriser le film, soit de l’interdire, totalement ou seulement aux mineurs de treize ans, de dix-huit ans (le film est donc Xifié), ou à l’exportation (cette dernière interdiction n’ayant plus été prononcée depuis 1970).
Premiers émois cinématographiques : de La Danse Serpentine inventée par Loïe Fuller au premier « baiser de cinéma »
Majestueuse comme un paon et hypnotique comme Salomé, Loïe Fuller (1862-1928), surnommée la femme papillon, créa la Danse Serpentine pour les Folies Bergères en 1892. L’un des premiers films de l’histoire du cinéma : Serpentine Dance (de William K.L. Dickson) fut inspiré par cette danse particulière des sept voiles et interprété par Annabelle Moore (employée des studios Edison). Il sera présenté en 1895 à l’Exposition Universelle de Chicago. La représentation suscita de vives réactions parmi le public puritain de l’époque. En effet, la danse, d’une grande sensualité, laisse émerger le corps de la danseuse au gré des ondulations de la robe-enveloppe démesurée. L’érotisme voilé est déjà palpable. Mais le plus grand choc viendra un an plus tard en 1896 avec The May Irwin - John Rice Kiss produit par Edison Vitascope et dirigé par William Heise. Beatrice et Billy Bilke, acteurs principaux de la comédie musicale The Widow Jones, s’embrassent langoureusement en gros plan pendant 47 secondes. "Le spectacle bestial de 2 lèvres qui se mélangent est déjà dégoûtant grandeur nature, mais agrandi dans des proportions gargantuesques, c’est carrément écoeurant !" s’exclama un journaliste à la vue du premier spot promotionnel de l’histoire du cinéma.
Contourner la censure
Dans les années 20, la réputation et la moralité d’Hollywood sont entachées par une série de scandales (débauche, viols, décès, overdose, bisexualité…). En réponse se crée la Motion Picture Association qui met en place un code de moralité, le code Hays (appliqué de 1934 à 1966). En ce qui concerne le Sexe et ses représentations, les règles à respecter sont les suivantes : L’adultère ne doit pas être présenté explicitement ou d’une manière attrayante. Baisers excessifs ou lascifs, caresses sensuelles, positions et gestes suggestifs ne doivent pas être montrés. Séduction et viol : la suggestion est permise (rien de plus). Toute référence à la perversion sexuelle est formellement interdite. L’esclavage de personnes de race blanche ne doit pas être présenté. La présentation de rapports sexuels entre les personnes de race blanche et celles de race noire est interdite. L’hygiène sexuelle et les maladies vénériennes ne sont pas des sujets appropriés au cinéma. La naissance d’un enfant ne doit jamais être présentée. Les organes sexuels ne doivent jamais être visibles à l’écran. En 1915, Cecil B. DeMille contourne la censure avec son film Forfaiture, mettant délibérément en scène une tentative de viol mémorable (vêtements et cheveux violemment arrachés, faciès tourmentés). Une jeune femme délaissée par son époux boursicoteur se laisse acheter par un Birman mais refuse de passer à l’acte, il la marque alors au fer rouge à l’épaule. Les scènes d’orgies sont également légion, par exemple dans la partie babylonienne du film de D.W.Griffith, Intolérances (1917) et dans la Symphonie nuptiale (1925) d’Erich von Stroheim qui firent scandale à l’instar des plans fétichistes de Buñuel dans Un Chien andalou en 1928 et d’Erotikon tourné en Tchécoslovaquie par Gustav Machaty en 1929. Machaty réitérera d’ailleurs en 1933 avec Extase et sa fameuse scène de nu féminin intégral dans laquelle Heddy Lamarr simule l’extase sexuelle. L’instauration de cette censure permet finalement aux réalisateurs de se surpasser en créant un climat filmique d’autant plus propice à la sensualité qu’il en brave les interdits.
Premiers scandales et figures iconiques
L’histoire de l’art et l’histoire de l’expression sont pleines de ruses par rapport à la censure. Notamment dans les dictatures. Il suffit d’étudier comment Buñuel s’est exprimé, comment Fellini s’est exprimé sous le fascisme, comment les auteurs soviétiques se sont exprimés sous le stalinisme, et cetera, et on voit bien que malgré toutes les censures on peut toujours s’exprimer. (1)
En Europe, il n’y a pas de censure mais les tabous sont brisés. L’Age d’or de Buñuel (1930) marque la naissance de la folie amoureuse surréaliste avec sa fellation d’orteil de statue. Un couple s’y affranchit des interdits sexuels et religieux, le film se clôt sur une transposition des Cent vingt journées de Sodome de Sade. Le 10 décembre 1930, le film est interdit. Interdiction qui ne sera finalement levée qu’en 1981 (par le gouvernement de Pierre Mauroy sous la présidence de François Mitterrand). La France permet néanmoins au cinéma de s’épanouir favorablement, en témoignent les scènes orgiaques de Lucrèce Borgia d’Abel Gance. Aux États-Unis naissent des icônes telles Mae West ou Jean Harlow, figures de la femme libre de son corps et croqueuse d’hommes. Si des cinéastes comme Charles Vidor avec Gilda (et une lascive Rita Hayworth érigée en bombe sexuelle), ou encore Joseph L. Mankiewicz avec Eve (1950), abordant l’homosexualité féminine, se jouent de la censure, d’autres la bravent ouvertement comme Otto Preminger (Autopsie d’un meurtre et le fétichisme des sous-vêtements en 1959) ou Billy Wilder (Certains l’aiment chaud et le travestissement en 1959). L’originalité de ces derniers tenant dans leurs dialogues qui se présentent comme une provocation au Code Hays. Mankiewicz réputé pour son progressisme et son goût immodéré pour les dissections de la société américaine est également durement confronté au maccarthysme, même s’il peut continuer sa carrière sur le sol américain, contrairement à d’autres artistes contraints de s’exiler ou de dénoncer leurs proches.
La nouvelle vague ou la déferlante sexuelle débridée
Le film de Roger Vadim, Et Dieu créa la femme, en 1956 inspira les réalisateurs de la Nouvelle Vague et vit naître le mythe érotique B. B. Le film met en scène les aventures de Juliette, jeune femme à la beauté insolente et à la pudeur inexistante —donnant lieu à pléthore de séquences dénudées— bousculant tous les tabous de l’époque. En 1961, François Truffaut fortement inspiré par Vadim filme un ménage à trois dans Jules et Jim, Jean-Luc Godard décrypte la prostitution dans Vivre sa vie (en 1962) et Alain Robbe-Grillet s’intéresse au sado masochisme (scène d’étranglement orgiaque entre Jean Louis Trintignant et Marie-France Pisier) dans Trans-Europ Express en 1966.
Parfum de scandale 1968 et contestation
On va me reprocher, on me reproche le mauvais goût, la pornographie de ce film. Mauvais goût, bon goût, qu’est-ce que ça veut dire ? Le président Nixon, c’est du bon goût ? Le président Nixon, c’est le président Nixon. (Marco Ferreri)
Dans Blow-up sorti en 1966, Michelangelo Antonioni laisse apparaître un sexe de femme à l’écran et filme une scène d’amour à trois. En 1972, Bernardo Bertolucci signe Le dernier Tango à Paris et sa séquence de sodomie entre Marlon Brando et Maria Schneider. Les deux protagonistes s’enferment dans un appartement parisien pour vivre une passion torride et ravageuse. 1973 est une année prolixe pour le sexe au cinéma. Sortie simultanée de La Grande Bouffe de Marco Ferreri et d’Emmanuelle (interdit aux moins de 16 ans) de Just Jaekin, premier film érotique français distribué en salles. La Grande Bouffe fait scandale à Cannes considéré comme une fable immonde et scatologique, il s’agit en fait d’une intoxication volontaire et orgiaque de sexe et nourriture menant à une dévoration post mortem et à des douleurs insoutenables expérimentées par les noceurs gargantuesques noyés sous les corps féminins offerts. En France, Emmanuelle sort un an après Gorge Profonde, (interdit aux moins de 18 ans), film américain de Georges Damiano (histoire d’une jeune femme, interprétée par Linda Lovelace, au clitoris déplacé dans la bouche, comportant de nombreuses scènes de pénétrations vaginales, anales, fellations et utilisation dans la scène finale d’un godemiché en verre sur fond de jingle Coca-Cola parodié). 22 Etats ont interdit le film, 10 copies furent classées X. Quant à Pasolini avec Théorème (1968), il immisce un jeune homme au charme étrange et dévastateur au sein d’une famille bourgeoise milanaise. Séduisant fils, fille, mère, servante et père, il détruit le simulacre d’équilibre familial existant, révélant à chacun ses fantasmes les plus violents. L’œuvre la plus résolument provocante des années 70 reste Salo ou les Cent Vingt Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, son ultime oeuvre au montage à peine terminé, précédant son assassinat dans des circonstances mystérieuses. Librement adapté de l’œuvre du marquis de Sade, le film sur fond de fascisme est un catalogue de toutes les perversions (viols collectifs, coprophagie, humiliation, torture…). Sa violence et sa froideur descriptive en font un film parfois insoutenable. En 1974, Les Valseuses de Bertrand Blier (interdit aux moins de 18 ans puis déconseillé aux moins de 12 ans par le CSA) amorce un tournant dans l’histoire du cinéma français. Le film est un véritable succès commercial (5 726 031 entrées) sur fond de frénésie sexuelle post soixante-huitarde. Quant au film L’Empire des sens (1975) de Nagisa Oshima, tourné au Japon, il fut monté entièrement en France par peur de la censure. Ce film passionnel, en huis clos, mettant en scène la relation sexuelle quotidienne entre une ancienne geisha et son maître, était revendiqué comme un acte politique par le cinéaste. Il contient des scènes crues et l’introduction progressive d’éléments sado-masochistes au sein du couple, allant jusqu’à la mort comme expérience sexuelle ultime. Aujourd’hui encore, au Japon, il n’est pas possible de visionner le film dans sa version intégrale.
De Sadomania à Ken Park, les derniers scandales cinématographiques des années 80 à nos jours
Oui, alors vous avez l’attitude américaine qui consiste à dire on ne peut pas au nom du Premier Amendement de la Constitution : on peut pas censurer, la liberté d’expression s’impose à tout, rien n’est censuré. Et donc la censure est économique parce que le marché ne l’accepte pas, en tant que produit, et vous avez l’attitude française qui est une attitude de réglementation (3).
Les films de Jess Franco tels Sadomania (1981) avec pour thèmes de prédilection, le vampirisme ou les prisons de femmes occupent une place à part dans le monde cinématographique. Les scènes d’humiliation, torture, lesbianisme, prostitution, viol s’enchaînent à un rythme de croisière en insistant sur l’anatomie des actrices, ainsi que d’un transsexuel devenu une sculpturale et plantureuse jeune femme. Dans un genre plus commercial, nul n’aura oublié le film 9 semaines 1/2 d’Adrian Lyne (1986) et la performance de Kim Basinger et Mickey Rourke engagés dans une relation tumultueuse expérimentant les joies de la nourriture dévorée à même le corps. Basic Instinct de Paul Verhoeven en 1992 lance la mode du thriller érotique et fait accéder Sharon Stone au rang de sex-symbol. Le scandale est provoqué par la scène d’interrogatoire au cours de laquelle la blonde sulfureuse croise et décroise généreusement les jambes laissant voir qu’elle ne porte pas de culotte. La fin des années 90 est marquée par pléthore de films traitant de sadomasochisme de Crash de David Cronenberg (1996) à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999) sans oublier le scandaleux Fantasmes de Jang Sun-woo, en 1999. Histoire d’amour SM entre un homme d’âge mûr et une lycéenne entre souffrance et plaisir, allant jusqu’à se couper ou se battre avec une batte de baseball). En 2000, le proféministe Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, s’attirera les foudres de la censure. Trop porno, trop violent, trop amoral. Les scènes de sexe étant également non-simulées à l’instar de celles de Romance de Catherine Breillat, une année plus tôt. Ken Park de Larry Clark (2002) présente les mêmes caractéristiques, mais il s’agit d’adolescents. Ken Park a vu sa présentation annulée au 50e festival de Sydney. La censure australienne a en effet décrété l’interdiction pure et simple de la projection pour cause d’abus sexuel sur mineurs et prise de drogue. En France, le film a d’abord été interdit au moins de 16 ans, puis réévalué et interdit aux moins de 18 ans. Larry Clark participe également à Destricted (2006), propositions alternatives où des artistes ont fait le pari de porter le sexe à l’écran. Échapper à la censure fut l’un des sports cinématographiques les plus pratiqués au cours de la turbulente histoire du cinéma. La censure fonctionne finalement à l’instar des contraintes que se fixèrent les écrivains pour transcender l’écriture expérimentale. On doit aux années de censure les plus beaux chefs-d’œuvre du cinéma classique. Néanmoins, aujourd’hui, pour des raisons commerciales, la catégorie « moins de 18 ans » fonctionne plus comme un couperet pour les producteurs et réalisateurs entraînant le plus souvent un échec commercial (le film Xifié étant peu exploité). Beaucoup de réalisateurs réfrènent donc leurs "envies de sexe" pour échapper à cette censure. Avec l’ère Internet, la donne change peu à peu car elle permet la libre circulation des images. Les catégorisations ne sont plus effectives car téléchargement légal ou non, qui va vérifier que l’individu derrière son écran a plus de 18 ans ?
Saskia Farber
Notes : (1) & (3) Interview d’Ignacio Ramonet par Lionel Trélis (2000)