Le design sensuel
Le 22/04/2009
À la question "Combien de fois pensons-nous au sexe par jour ? ", la réponse pourrait être toutes les cinq minutes. En capuchonnant un stylo, en serrant le manche d’une poêle, en interprétant les formes d’une tapisserie, en observant l’assiette d’une chaise, l’aura phallique d’un chandelier, en respirant le cuir, en sentant dans sa paume la caresse d’une poignée de porte. Certains appellent cela avoir les idées « mal placées ». C’est précisément cette expression qu’un certain design, volontairement plus sexy qu’à l’habitude, renverse pour établir son postulat de départ. Comme si, pour ces designers de l’érotisme au quotidien, une idée que certains qualifieraient de « mal placée » était en fait une « idée bien placée », et l’amorce pour la conception d’un objet qui saura exciter les sens.
Le design a les idées bien placées
Comme si dans chaque idée « bien placée » sur un objet, un élément de notre décor, il y avait un potentiel sensuel à développer. Les designers montent ainsi le volume de nos imaginations, forcent la coïncidence érotique, polarisent les objets en soulignant leurs genres, jouent sur le secret et la surprise des émotions en gisement dans le quotidien et livre un univers ouvertement érotisé. Atout de charme, « tout le monde peut comprendre le sexe dans le design, ou le design sexué, aussi abstrait soit-il » pour la simple raison que « tout le monde couche », lisons-nous dans la présentation du livre Sex In Design, qui rassemble en la matière les travaux de designers variés ces dernières années. Le design, art appliqué à vocation décorative autant que fonctionnelle, agrège sur les objets des facteurs émotionnels, socioculturels, visuels. Ses créations seraient donc quasi immédiatement accessibles à chacun… au moins intuitivement. Retenons pour résumer le mot de l’artiste Julian Murphy, cité dans un autre livre (au titre quasi similaire), Sexy Design, pour ses créations pop à forte connotation sexuelle, selon qui, il ne faut pas oublier que « notre principale zone érogène, c’est notre esprit ». C’est là sans doute la différence avec la vulgarité, de laquelle ces designers entendent justement se démarquer : l’érotisme procède d’une marge d’interprétation laissée ouverte à l’intellect pour se délecter. De même de l’humour, la fantaisie, que ces objets inspirent, justement sans prendre le sexe au pied de la lettre. Le message envoyé par ces objets est au final suffisamment clair…pour jeter le trouble. Ni plus ni moins. Ni tout à fait explicite, ni outrageusement abstrait, érotique.
Quand le sexe vient à la surface…
Chaque support du quotidien peut d’un instant à l’autre devenir un écran pour nos projections érotiques. Dans le monde du design, ce que nous fantasmons n’est plus une hallucination. Certaines créations traduisent physiquement des émotions à priori imperceptibles, matérialisent les désirs, confessent l’inconscient. On ne dîne pas innocemment autour du mobilier Léonardo (Bernard Clerc & Olivier Grégoire), un ensemble de deux chaises et une table, dont la surface est plissée comme une nappe le serait après l’empressement de deux amants à passer tout de suite à la suite. Sur chaque chaise un pied part légèrement en avant, comme le signe d’une inclination forte entre les convives. Mais la transformation appliquée par certains designers aux surfaces sera, semble-t-il, d’autant plus puissamment évocatrice qu’elle sera moins théâtrale. Plusieurs ont par exemple revisité sobrement mais néanmoins très sensuellement des basiques de la décoration intérieure comme par exemple les carreaux de faïence. On pourra trouver dès lors, au lieu de carreaux tristounets plats et froids, des carreaux de faïence rose, à la forme rebondie tels des seins, qui, forts d’une plus grande inertie thermique, restituent longtemps la chaleur (Bubble-Up Tiles, Esther Derkx). Ailleurs, les carreaux blancs d’usage sont augmentés de petites excroissances inexpliquées : une fois les Blobb Tiles assemblés (Analia Segal), d’étranges fentes apparaissent sur le mur, éléments d’un univers érotico-organique qui emprunterait tant aux surréalistes qu’à un réalisateur hors normes comme David Cronenberg. Quand la surface n’est pas troublée, elle peut être dotée d’une astuce traduisant le fait que les pensées crues ne sont jamais loin sous la couche de bienséance. L’étagère basique possède une trappe secrète pour magazines porno (72 degrees, Studio de Winter Leung), le papier cadeau bi-face, bien sous tout rapport « à l’endroit », déchaîne des images à faire rougir une fois le cadeau ouvert, le papier déchiré, et qu’apparaît son « envers » nettement moins catholique.(Raunchy Wrapping Paper, de Suck Uk). Papier cadeau, papier peint, linge de lit, carreaux… Au final, ce sont donc toutes les surfaces qui sont investies et trahissent délicieusement leurs possesseurs. L’innovation dans ce type de création n’est donc pas nécessairement fonctionnelle, au contraire. Les créateurs du mobilier Léonardo notent « la forme ne suit pas la fonction, mais les émotions ». Ces améliorations sensibles pourraient-elles avoir des influences positives sur les corps en présence ? Lorsque les objets sont sélectionnés pour l’intérieur avec le soin accordé habituellement au vêtement, une part de la séduction opérée par le corps est transmise à l’environnement immédiat qui se fait le relais de notre communication. De quoi mettre sous tension, introduire une autre narration dans la pièce, troubler, et pourquoi pas faire évoluer le scénario habituel.
La mutation socioculturelle passe par l’objet ?
Incruster la sexualité dans le décor, ajouter un fini sensuel aux objets n’est propre ni à notre temps ni à notre société. Certes, nous vivons une époque de plus grande abondance matérielle. Il y a fort à parier que comme une majorité de foyers fully equiped, nous n’avons pas besoin d’un douzième vase – à moins qu’il soit plus sexy que le dernier ? D’une certaine façon, le design actualise des goûts et des codes, rend compte des mutations socioculturelles passées, ou en cours. Cité dans Sex In Design, le designer M. Finkelstein affirme en regard du papier cadeau Dirty Linens : « Je suis gay. Les gays sont entourés en permanence d’images qui reflètent le mode de vie hétérosexuel, à l’instar des rêveries champêtres que l’on retrouve dans les motifs toile classiques. J’aimais la qualité graphique de la toile, mais j’en voulais une qui reflète l’expérience gay ». Sur ce papier, dominatrices et icônes gay Tom of Finland se substituent donc aux princes charmants et autres bergères mièvres. L’esprit faussement conservateur est choisi aussi par la française Pascale Risbourg pour sa collection « toile de Jouï érotique ». Coussins, linges de lits, cabas, papier peint reprennent de façon détournée les standards de ce tissu imprimé à l’origine au 18ème siècle dans une manufacture de Jouy-en-Josas (qui donna son nom à ce style). Pascale Risbourg joue avec les codes de ces tableaux, en dénudant les personnages, intégrant des touches de fluo, par exemple, au traditionnel monochrome sur fond écru. D’ailleurs, de la toile de Jouy érotique aux bouteilles de lubrifiants étiquetées comme des flacons de pharmacie anciens (Coco de mer), en passant par la tapisserie porno (Pornogobelin, Martin Bricelj), et les maniques brodées dans le plus pur style traditionnel, l’hybridation passée/présent semble avoir la côte. Effet de contraste sexy entre puritanisme et tendance libertine ? Témoignages de la révolution des mœurs dont les bouleversements se répercutent sur le cadre ? Indice des contradictions qui persistent ? Les objets prennent parti, cristallisent, moquent, détournent, relèvent les enjeux actuels. Ainsi avec les « draps de masturbation », soit 6 torchons brodés d’une image et du nom du jour de la semaine de Lundi à Samedi (on ne se branle pas le jour du seigneur), l’invention, l’enjeu, tient surtout dans le fait de dédier un objet du quotidien à une pratique quotidienne d’habitude tabou en lui donnant un nom (Masturbation cloths, Houseproud). Les gants de vaisselles avec ongles vernis rouges surjouent (déjouent ?) la différence des sexes, les draps de lits sertis d’une ligne de partage entre les amants appuient avec humour la nécessité de parvenir à une égalité, tout en n’oubliant pas de jouer des frontières. Les dessous seconde peau à motifs « poils » réalisent quant à eux un compromis entre le corps à toison luxurieuse que nous quittons (au regret de certains) et le corps lisse, imberbe, qui se profile à l’horizon (au bonheur de certains - voir article sur le poil).
La mise en pratique des fantasmes
Le design ne se contente pas toujours de suggérer le potentiel érotique d’un objet, il permet parfois la réalisation pratique du fantasme projeté sur lui. Les innovations fonctionnelles dans le domaine existent bel et bien… S’il est un champ dans lequel sexe + design forment le « duo gagnant » par excellence, il s’agit sans doutes de celui des sextoys, dont nous savons pertinemment qu’ils ont…une fonction. Ce qui ne les empêche pas de se laisser contempler, soupeser, caresser, bien au contraire. Habilités dans le cercle prestigieux des beaux objets grâce au travail de style qui manqua au début de leur démocratisation industrielle, les sextoys allient aujourd’hui une mécanique de plus en plus fine avec technologie dernier cri à l’élégance des formes et la noblesse des matières. Des designers célèbres se sont d’ailleurs collés à la tâche, comme le britannique Tom Dixon, qui affirme avoir trouvé le sextoy jusqu’ici repoussant, de sa conception à son emballage, et qu’il y avait là, visiblement « an opportunity ». Une urgence à esthétiser l’accessoire du plaisir ? Tom Dixon créa pour la chaîne Myla le Luxe Bone, vibrateur en résine noire, qui s’est vendu comme des petits pains à Manhattan. Pour les « marchands », il est normal, voire inévitable que les objets intimes bénéficient d’une certaine tendance générale au haut-de-gamme. Un presse agrumes Stark, des chaussures Jimmy Choo, un sac Prada, ne peuvent pas faire bon ménage avec un godemiché réaliste en plastique rose. Après le passage du designer, mesdames n’ont plus d’excuse pour se priver. Certains objets bénéficient parfois d’une petite amélioration de leur design pratique pour nous permettre de les détourner plus facilement de leur fonction d’origine, telle la bougie avec bec verseur : chauffée, la cire de soja contenue dans la porcelaine se verse sur la peau, où elle se transforme en huile de massage.
Je me meuble « sensuel »
Catégorie mobilier, certains designers se sont prêtés au jeu avec un mélange de sobriété et d’excentricité dévergondée. L’abstraite banquette du créateur Karim Rashid, baptisée le Karim Sutra, porte bien son nom rapport aux multiples usages possibles : la banquette est dessinée de façon à proposer des assises et des appuis variés à différentes hauteur, chaque emplacement se révélant particulièrement adapté à telle ou telle position sexuelle. Si sa fonction ne saute pas aux yeux, il est difficile de penser à autre chose une fois que l’on en a perçu le côté pratique. Les collaborations entre grandes enseignes dédiées à l’intérieur et des designers, artistes, stylistes sont elles aussi fructueuses. Un Habitat de Londres s’était, à l’occasion d’une invitation lancée à Von Hideki, transformé en maison close nouvelle génération où l’on pouvait découvrir une machine à laver le linge gansée de cuir noir et surmontée d’une selle de cavalière pour pouvoir la chevaucher lors du mode essorage. Lorsque Vedette fait appel à Chantal Thomass pour habiller le dit électroménager, le résultat est plus poupée Barbie (Dessus/Dessous, édition limitée Vedette & Chantal Thomass). Présentée au Salon international du meuble de Milan au printemps dernier, la ligne Privé de Starck pour Cassina a fait et fera sensation. D’une incontestable élégance associée à un fort pouvoir de suggestion, elle se déclinera en blanc et en noir. Ces deux coloris parce que, lisons-nous sur le communiqué de presse signé du créateur, il y a le « jour » et la « nuit », « l’homme » et « la femme », que chacun n’est à aucun moment ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Avec cette collection Starck entend flatter le paradoxe, le porter vers « l’harmonie ». Fauteuils Caprice et Passion à coques enveloppantes matelassées, lit Privé formant un îlot de confort avec éléments modulables. Les menottes et lanières sortent de leurs cachettes pour une utilisation nocturne… Le lancement parisien chez Cassina est prévu fin Janvier 2008.
Il était déjà clair qu’après des siècles de silence, le sexe enfin se disait, se racontait, se verbalisait sur la place publique (dans les journaux, au café du coin, entre amies,…). L’étape suivante était tout naturellement qu’il se montre. Ces designers, qui ont pour mission de détourner nos objets du quotidien par une esthétique qui fait presque oublier leurs fonctions premières, ont absorbé comme des éponges cette libéralisation de la parole et cette mise en avant du sexe. Ils y mettent leur savoir professionnel qu’ils couplent avec leurs expériences personnelles pour que le sexe entre lentement dans nos maisons, tout doucement, sans faire de bruit. Ces projections visuelles agissent forcément, consciemment ou non, sur notre cerveau, premier moteur de notre libido. Donc, maintenant qu’on parle de sexe, qu’on montre le sexe, peut-être serait-il temps de s’atteler à « faire du sexe » plus souvent ?
[argent]Maxine Lerret[/argent]
[argent]SOURCES[/argent]
[argent]Livres :[/argent]
[argent]Sex in design, éditions Tectum, 2007 Sexy design, éditions maomao, 2007 [/argent]
[argent]http://www.vedetteparchantalthomass.com/[/argent] [argent]http://www.cassina.com http://www.archiexpo.fr/[/argent]
Commentaires (1)
I’m not easliy impressed. . . but that’s impressing me ! :)