Désir d’ivresse, ivresse du désir

Le 21/04/2009

« Il y a une sexualité qu’on ne peut vivre que sous alcool. Boire, c’est ça aussi : c’est accueillir ce qui devait rester caché. De notre propre désir. » Virginie Despentes, extrait de Les Jolies choses. Elle ne date pas d’hier, cette amitié particulière entre sexe et alcool. Les Grecs vénéraient Dionysos, le dieu du vin qui est « né de la cuisse de Jupiter » (1), la cuisse désignant par euphémisme les organes sexuels du Dieu des Dieux. Or Dionysos est avant tout un dieu de la végétation arborescente et de tous les sucs vitaux : sève, urine, lait, sang et sperme. Depuis cette Antiquité, où les fêtes dionysiaques étaient toujours simultanément des fêtes érotiques, le vin met la tête à l’envers et les jambes en l’air...

L’alcool en jupette

Après avoir joué le rôle d’attribut de la virilité pour les hommes et de la dépression pour les femmes (quand c’est JR qui boit un verre de scotch, il affirme sa puissance, Sue Helen quant à elle passe pour une pochtronne), l’alcool se fait relooker par des créateurs, se parfume, se maquille, tout ça pour faire comme les filles. Qui semblent aussi souples du coude que les garçons. Il faut dire que nous sommes abreuvées de modèles exemplaires au plan éthylique : les médias les montrent l’œil morne, le sourire béat ou la lippe rageuse, la robe défaite et le chignon de travers, une bière à la main et un coup dans le nez ; le mois d’après on annonce leur rehab’. Elles sont de plus en plus nombreuses, les Britney, Amy, et autres Lindsay, à s’afficher pompettes ou à avouer leur dépendance. Longtemps considéré comme honteux, l’alcoolisme féminin gagne du terrain chez les étudiantes – il suffit de faire un tour sur les blogs des grandes écoles, les photos de soirées parlent d’elles-mêmes -, et chez les jeunes femmes actives en milieu urbain. « Elles ont entre 25 et 35 ans, et exercent souvent une profession libérale, précise Marie, propriétaire d’un bar depuis 3 ans à Paris. Elles arrivent apprêtées, avec l’accessoire qu’il faut, et un petit air presque snob. Mais elles repartent dans un état parfois pitoyable… Aujourd’hui, les filles boivent plus que les garçons, et contrairement à eux, elles ne s’arrêtent pas toujours à temps. »

Boisson mondaine

Le 10 avril 2008, dans le cadre des Journées de la prévention, les résultats du Baromètre santé (avec le concours de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé-Inpes) ont mis à jour cette nouvelle donne. Si les hommes sont deux fois plus nombreux que les femmes à consommer de l’alcool plusieurs fois par semaine (21,7% contre 11,8%), plus les hommes sont diplômés, moins ils consomment d’alcool. En revanche, les femmes les plus diplômées sont plus nombreuses à boire quotidiennement de l’alcool que les moins diplômées. L’Inpes suggère l’hypothèse que la forte proportion masculine des professions très diplômées encouragerait les femmes à adopter un comportement plus masculin. « Elles boivent d’abord pour destresser, confirme Marie. Mais je pense qu’au fond, cette génération boit plus pour se rencontrer. On nous a fait croire que la communication était facile et rapide. Sur internet, oui, en vrai, c’est plus compliqué. Le trac avant d’aborder quelqu’un, les échanges de regards, et pas seulement amoureux, on n’en parle plus, et on préfère boire pour faciliter l’échange. » Il s’agit donc d’un alcool(isme) urbain et assez haut de gamme. Plus facile en effet de sauver la face en enchaînant les vodkas dans les bars branchés de Marseille, Strasbourg ou Paris, qu’en buvant toute seule à la maison, mais la tentation est également plus grande, le mode de vie et la pression d’autrui, plus incitatifs. Car à en croire nos témoins, les femmes se grisent pour des raisons sociales. « Je ne bois que dans un contexte de soirée, avec des amis, raconte Barbara, qui pratique l’alcool mondain. C’est un peu une contenance. » « Je ne buvais que quand je sortais, dit aussi Garance, la repentie. C’était un alcool convivial, mais il se trouve que je sortais au moins 5 jours par semaine. Je n’avais que très peu de sonnettes d’alarme, donc je buvais beaucoup. Ça pouvait être une vingtaine de coupes et une bouteille de vin à moi toute seule. »

Ivresse amoureuse

La question, quand on est une petite buveuse qui peut passer une soirée à la limonade, est : pourquoi boire (tant) ? Barbara et Garance répondent la même chose : la sensation d’ivresse est incomparablement plaisante. La première en parle comme d’un exquis lâcher prise tandis que la seconde confie avoir beaucoup consommé « pour être dans une ambiance ouatée et agréable où tout le monde est très attirant. » Pour Valérie, fêtarde mais timide, ce vertige enivré a une autre vertu. En soirée, elle boit volontiers pour entrer en contact avec les autres. « Cela m’aide à parler aux gens que je ne connais pas, à danser, à me mettre dans le jeu de la séduction. » Pour Ann-Frances Paradis, sexologue clinicienne et psychothérapeute, la femme timide s’abandonne en effet plus facilement après un ou deux verres. Bien plus, « l’ingestion d’alcool permet à bon nombre de femmes de libérer leurs fantasmes et de les accepter. Elles seront donc plus facilement excitées, car elles se permettront d’imaginer les scénarios les plus osés... L’alcool, consommé à faible dose, en agissant sur notre système nerveux, vient ébranler nos interdits reliés à la séduction et à l’intimité. » Garance n’a jamais bu pour lever ses inhibitions, elle n’en a pas vraiment. Néanmoins l’alcool lui « donne terriblement envie de rire, de faire la fête (…) et de faire l’amour. Physiquement. J’ai du mal à rentrer seule quand je suis célibataire et grisée par l’alcool. C’est quasi impossible. » Des Garance, Marie en voit beaucoup au petit matin repartir avec un homme rencontré au bar. Chez les femmes, nous révèle le Dr Gonzague de Larocque, médecin sexologue et alcoologue, l’effet de l’alcool est étonnant. « A petites doses, il semble augmenter la lubrification et la sensation orgasmique. Mais plus une femme boit, plus elle a l’impression d’être excitée sexuellement, alors qu’en réalité, objectivement, c’est le contraire qui se produit : quand on enregistre sa lubrification vaginale, plus elle boit et moins son vagin est lubrifié, alors même qu’elle a l’impression d’être physiquement plus excitée. L’effet positif de l’alcool sur le corps est donc imaginaire. On ne peut cependant pas en déduire qu’il le soit aussi sur le mental et les émotions. »

Psychosexualité et alcool

Les relations psychologiques entre la sexualité et l’alcoolisme, étudiées par le médecin et psychanalyste allemand Karl Abraham (1877 —1925), attestent d’une corrélation bien plus profonde qu’il n’y paraît. (2) Il analyse que les boissons alcoolisées agissent sur « la pulsion génitale en levant les obstacles existants et en accroissant l’activité sexuelle. Ce sont là des constatations bien connues ; mais on a négligé le sens de ces phénomènes. » Les inhibitions psychiques gommées par l’alcool ont été caractérisées par Abraham et son ami Freud comme sublimations d’énergies sexuelles : « La réémergence des émotions sexuelles refoulées et parallèlement l’accroissement de l’activité sexuelle propre à l’homme donnent lieu à un sentiment de capacité sexuelle accrue. » Le psychanalyste en appelle au refoulement freudien pour expliquer certains comportements après ingestion d’alcool. Ainsi les hommes s’embrassant, se touchant après quelques pintes, les mêmes qui, à jeun, se disent dégoûtés par les membres de leur propre sexe. Pour Abraham, la composante homosexuelle, refoulée et sublimée à l’état sobre, resurgit sous l’effet de l’alcool. C’est un peu l’histoire de Loth, dont les filles savaient déjà que l’alcool détruit l’interdit de l’inceste : elles atteignirent leur but en faisant boire leur père. Il en va de même avec le voyeurisme, l’exhibitionnisme, ou le triolisme. Barbara raconte qu’un soir, elle est rentrée avec deux hommes. « Au début, il y en avait surtout un qui me plaisait beaucoup. Et puis, au fil de la soirée, tout s’est un peu emmêlé, il y avait son meilleur ami dont il était très proche. On a fini la nuit à trois. » Elle ne regrette rien, au contraire, mais n’est pas certaine que sans alcool, elle aurait vécu cette expérience. « Je crois que quelque chose, une forme de morale, m’aurait retenue. L’alcool m’a permis d’oser, de dépasser mes limites. Mais je ne fuis rien à travers l’alcool, précise-t-elle, je garde le contrôle. »

Gueule d’amour, gueule de bois

Valérie, elle aussi, dit posséder une sorte de reflex de sauvegarde : jamais elle ne s’est retrouvée dans une situation embarrassante qu’elle aurait pu regretter. Pourtant elle concède que souvent, c’est l’amnésie au réveil. « En effet, c’est un peu dommage… », reconnaît-elle. Quant à Marie, noceuse avertie avant de se glisser derrière le bar, elle a cessé de boire le jour où elle s’est retrouvée au lit avec un homme, sans pouvoir dire s’ils avaient couché ensemble ou pas. « Et si tel a été le cas, cela s’est fait sans préservatif. Ce matin-là, je me suis dit que je valais mieux. Sous alcool, on croit garder le contrôle, mais ce n’est pas vrai. » Même constat pour Garance, qui se remémore des réveils peu agréables, où elle s’est sentie sale, aux côtés d’hommes qu’elle trouvait « géniaux en les ramenant chez [elle] et qu’[elle n’a] jamais rappelés car à jeun ils n’avaient aucun intérêt », ou encore les nuits vraiment trop arrosées, où l’on finit par vomir et avoir un peu honte… Barbara, qui a déjà expérimenté la fuite soudaine aux toilettes, confie que cela ne la gêne pas tant que cela : « C’est presque un test, involontaire. Je sais si le garçon est capable de me voir aussi comme ça. En général, ils réagissent bien. »

Affreux aphrodisiaque

Mais où situer la limite ? Un petit peu d’alcool, pour un médecin alcoologue, cela correspond à un maximum de trois verres pour un homme et deux verres pour une femme. Au-delà, on entre en zone de toxicité… Et les conséquences ? Pour le Dr de Larocque, après trois verres, l’effet sur les hommes est très négatif. Peu ou pas d’érection, et risque de ne pas arriver à l’orgasme (c’est l’anéjaculation). Chez la femme, l’alcool a un effet de relâchement des muscles. De fait, certaines femmes, souffrant de vaginisme, peuvent utiliser ce moyen pour faciliter la pénétration et avoir des relations sexuelles. Mais l’alcool étant un anesthésique, l’ébriété peut conduire au mieux à l’endormissement, au pire à l’incontinence, ainsi qu’à accepter des choses que l’on refuserait en toute sobriété, comme les rapports non protégés. Et puis, poursuit le Dr de Larocque, l’alcool a un effet de tolérance. « Cela signifie que si, au début, l’alcool semble vous aider, il vous faudra augmenter progressivement les doses pour obtenir le même effet. C’est donc extrêmement dangereux, car on met le doigt dans un engrenage qui peut mener à la dépendance alcoolique. Peu de personnes ont conscience du fait que de nombreux alcooliques ont commencé à boire pour tenter de surmonter une difficulté sexuelle. L’alcool est donc totalement à proscrire en tant que « médicament », que ce soit pour pallier une timidité, une difficulté érectile, d’éjaculation, de lubrification ou d’orgasme. » Or face à l’alcool, femme et homme ne sont pas égaux.

Défonce tendance

Au même âge et au même poids, pour une même quantité d’alcool, l’alcoolémie de la femme est supérieure à celle de l’homme, car l’enzyme impliquée dans le métabolisme de l’alcool présente une activité moindre chez la femme. Par ailleurs, la quantité d’eau dans le corps de la femme étant plus faible, la concentration de l’alcool dans les tissus et dans le sang s’effectue plus rapidement que chez l’homme. Résultat, la cirrhose apparaît plus rapidement chez la femme que chez l’homme. D’autre part, la relation entre alcool et dépression majeure est plus forte chez les femmes que chez les hommes. Or, la dépression est corrélée au fait de consommer de grandes quantités d’alcool par occasion, - ce qui semble correspondre au profil de nos témoins et de beaucoup de jeunes femmes - mais pas du tout à la fréquence de consommation. Enfin, près de 50 % des femmes alcooliques ont fait au moins une tentative de suicide. Alcoolisme, un mot étranger pour ces jeunes femmes qui se soûlent pourtant littéralement dans le bar de Marie, plusieurs fois par mois. « Pour elles, l’alcoolique, c’est l’ouvrier qui boit son litre de rouge le matin. Parce qu’elles boivent du champagne, de la vodka-cranberry, que tout est joli à l’extérieur, cela ne les concerne pas. » Le vrai problème à ses yeux, c’est l’effet normalisateur de la mode. « C’est tendance de se bourrer la tronche ; ça va d’ailleurs avec la cocaïne. Si tu refuses un verre ou un peu de coke, tu es ringard, tu ne fais partie de la tribu. » Parisianisme bobo, provocation bon teint ou rock’n roll attitude, la défonce orne jusqu’aux refrains de ces chanteuses ex-mannequins, à l’image de Carla ou de Constance Verluca, qui rend gentiment hommage à ses Trois Copains, le chocolat, l’héroïne et la vodka. « Sauf que tout le monde trouve cela normal, voire cool, reprend Marie, que les filles vomissent, repartent avec un inconnu, et recommencent la semaine suivante. Ce qui est grave, c’est qu’elles en ont fait un mode de vie. »

Toutes les femmes qui boivent en soirée, en priorité le week-end, n’en sont pas à ce stade. Mais le leurre se fait sournois, la béquille peu à peu indispensable, tandis que les doses augmentent. L’alcool et ses acolytes addictions ne sauraient se soustraire à l’auréole métaphorique qui les travestit : que représentent donc ces paradis artificiels ? Une fuite en avant vers un intense précisément inaccessible et factice ? Une échappatoire dans cette immense tour de contrôle du quotidien, où la folie est bridée, le n’importe quoi proscrit ? Une recherche transcendantale à la Baudelaire, qui mettrait leurs sens en éveil et leur créativité en action ? S’ennivrer plus que de raison a toujours un sens, correspond toujours à une fuite, une recherche ou un manque. Et peut-être que comprendre la source de ce besoin d’alcool est sans doute le plus sûr moyen de ne pas s’y noyer...

Aurélie Galois

 [1]

Commentaires (1)

  • zGcdvZFQEyP

    Smack-dab what I was lokiong for-ty !