Odeurs, effluves, parfums : la valse des sens
Le 21/04/2009
"Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant d’alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et charmante […]"
À Rebours J. –K Huysmans, éditions Gallimard, 1977, Paris
Entre attraction et répulsion, le parfum comme prolongement du corps et vecteur de ses émanations intervient de plus en plus dans notre perception de l’espace public. Invitation annonciatrice de plaisirs intimes ou au contraire réveil olfactivo-répulsif, la tiédeur n’est pas de mise dès qu’il s’agit d’odeurs. L’art, ou encore le marketing sensitif en plein essor, n’ont pas oublié d’exploiter ce sens très particulier, nous vaporisant d’effluves, faisant appel à notre mémoire, à des résurgences de notre enfance, cartographiant le territoire individuel, incitant à la consommation. Choisir de se manifester par l’élection d’une fragrance originale c’est déjà communiquer, proposer un visage, un corps. La génération des nouveaux parfumeurs, plus provocatrice, l’a bien assimilé, entraînant à leur suite les grandes maisons plus classiques sur le territoire en pleine expansion de l’hypersexe. La preuve en est dans la tentative de recréation d’odeurs liées à la sexualité, aux fluides corporels affirmés comme identité olfactive émergente (se parer d’un voile d’impudeur mêlant sperme sueur stupre & cyprine…) tandis que le Malodor chasse les SDF de l’enceinte de nos gares.(1) Patrick Kurkdjian, célèbre parfumeur, nous indique la place à part de l’olfaction dans notre appréhension de l’espace, "le nez ne se repose pas facilement, il est fait pour respirer. On peut fermer les yeux, pas le nez". (2)
Balayage temporel : sexualité olfactive
Des tablettes cunéiformes remontant à la civilisation des Sumériens (5000 à 2230 av. J.C.) témoignent déjà de l’usage du parfum et de son commerce. Depuis l’Antiquité jusqu’au début du XIXe siècle, le parfum est associé au corps, il est même considéré comme un fluide à part entière au même titre que le sang (dixit Annick Le Guérer, historienne). "La légende rapportée par le poète latin Ovide, au 1er siècle de notre ère, est typique de cette conception. Pour sauver la mort du roi Eson, la magicienne Médée rassemble une grande quantité de plantes dont elle tire une composition à l’odeur si puissante qu’elle est capable de dépouiller les dragons de leur vieille peau ; Puis elle se saisit d’une épée, ouvre la gorge du vieillard et remplace son sang anémié par le philtre aromatique qu’elle a préparé. Aussitôt la barbe et les cheveux du mourant redeviennent noirs, le corps retrouve sa vigueur, la pâleur et les rides du visage disparaissent. Eson est à nouveau un jeune homme."(3) Le parfum comme fluide est relié à la sensualité et à la sexualité féminine libérée, au pouvoir du corps comme réceptacle précieux de fluides et sécrétions vitales. C’est au XVIIIe siècle que le seuil de tolérance olfactive s’abaisse avec l’émergence des parfums et l’éveil d’une conscience hygiéniste instaurant un nouveau rapport aux odeurs. À cette même époque, les psychiatres avertissent les notables contre le coup de foudre olfactif les poussant à se rapprocher de jeunes femmes de couche sociale inférieure. "L’atmosphère de la femme devient l’élément trouble de son sex-appeal. Susciter le désir sans trahir la pudeur, tel est le nouveau rôle dévolu à l’olfaction dans le jeu amoureux." (4) Si actuellement tout semble être mis en œuvre afin de désodoriser le corps, cela commence par la guerre contre les poils et l’engouement massif pour l’épilation intégrale. Or la pilosité joue un rôle primordial dans l’instauration d’une relation sexuelle, il exacerbe la libido. Le pouvoir érotique des poils serait lié non seulement à la vue mais aussi à l’odeur. En effet, ils conservent les odeurs corporelles résultant des sécrétions des glandes apocrines. La libido ou le désir sexuel chez la femme adulte dépendant plus certainement des androgènes (responsables du développement pileux) que des oestrogènes. Androgènes, poils et désir restant inextricablement connectés. Remplacer les effluves charnelles par des parfums synthétiques s’avèrerait donc néfaste pour la libido. Contre toute attente, elles ne sont pas vectrices de désagrément mais bien de plaisir.
Art sensoriel entre attraction et répulsion : inventaire lacunaire
Les artistes s’intéressent également de près au pouvoir des odeurs, à leur capacité à créer ou recréer une atmosphère, à attirer le spectateur. La designeuse Matali Crasset propose en 2002 une oeuvre qui se veut un espace de production sensuel endorphinique : Sunic, diffusant les parfums contenus dans des suspensions en verre intégrées à son installation. Le parfum peut aussi bien être porté à même le corps que diffusé dans l’espace. Au-delà de ses vertus euphorisantes associées à une forme de design de l’espace, le parfum peut remplir un rôle social : l’artiste Cees Krijnen, jeune plasticien néerlandais, décide en 2000 de créer un parfum apaisant et réconfortant pour sa mère ayant du mal à se remettre de son divorce. Soit une senteur spécifiquement conçue pour les femmes divorcées, initiant par la même occasion le Woman in divorce battle on tour. À l’aide d’une machine vaporisant de l’aspirine en poudre Portable Powderpuffpainkiller (PPP), il distille dans l’espace quelques ingrédients actifs : salicus cortex, chrysanthelli americani, passiflorae incarnatae…. Il propose de placer divers PPP dans la maison parentale afin de soigner les migraines de sa mère. Le PPP influant sur le mental fragilisé des femmes en plein divorce. D’autres comme Sissel Tolaas (artiste norvégienne) visent à provoquer une réaction forte en imaginant un parfum politiquement incorrect : DIRTY mauvaise odeur composée d’essence de détritus, de poubelles et de trottoir d’une rue de Londres peuplée de sans domicile fixe) dénonçant ainsi très efficacement les inégalités sociales. Agissant dans ce domaine depuis les années 90, elle promène son capteur d’odeur dans les poubelles du capitalisme faisant du parfum son moyen principal d’expression. Ce principe d’odeur associé à un événement n’est pas étranger au domaine cinématographique : à l’occasion du cycle Odorama à la fondation Cartier, l’artiste français, Fabrice Hyber présente, en 2002, Cent Sans Sens —s’inspirant du célèbre Polyester de John Waters— film accompagné d’une carte à gratter révélant des odeurs que le spectateur doit activer à des moments précis du film. Il s’agit d’un court-métrage de 20 minutes dédié aux osmophiles, nous invitant à parcourir des corps brûlants, humides et poissés par l’amour. Aux montages successifs d’images de couples en action sont associées des odeurs de sueur, sperme, chairs, que le spectateur est invité à découvrir mettant en action ses 5 sens.
L’industrie du luxe, les nouveaux parfumeurs : provocation et séduction
L’industrie du luxe se veut également plus provocatrice, cherchant à captiver, à retenir le consommateur par la diffusion de fragrances originales éveillant la curiosité érotique. Si de grandes marques flirtent avec une image plus sexuellement affirmée de nouveaux concepts très aventureux font leur apparition tels : Juliette has a gun, État Libre d’Orange ou encore Vulva Original, prônant une libération sexualo-olfactive à l’image d’une femme qui assume son corps et ses désirs, en arborant des émanations intimes sur ses vêtements, laissant dans son sillage des invitations olfactives très explicites. En témoigne le communiqué de presse du parfum Sécrétions Magnifiques d’État Libre d’Orange, créé par Etienne de Swardt et localisant son « espace de libertinage olfactif » dans le très chic quartier du marais : Ce parfum subversif, dérangeant, provoque l’adhésion ou le rejet total. Les joutes amoureuses se satisfont rarement des demi-mesures… Dans la même lignée, la firme allemande Vivaeros, spécialisée dans le matériel pornographico-érotique, crée Vulva Original. Déclinaison olfactive du porno chic, Vulva Original vise à reproduire les phéromones féminines afin de booster la libido, avec pour slogan : « Smell me and come » (sens-moi et jouis !). Marketing olfactif : la gestion des odeurs et autres incitations « Il s’apprêtait déjà à tourner le dos à cet ennuyeux spectacle pour rentrer en suivant la galerie du Louvre, lorsque le vent lui apporta quelque chose : quelque chose de minuscule, d’à peine perceptible, une miette infime, un atome d’odeur et même moins encore, plutôt le pressentiment d’un parfum qu’un parfum réel, et pourtant en même temps le pressentiment infaillible de quelque chose qu’il n’avait jamais senti. »(5) À l’instar du héros (Jean Baptiste Grenouille) du Best seller de Patrick Süskind, Le Parfum, l’espace consumériste cherche à draguer le client en faisant appel à sa mémoire olfactive l’attirant ou le retenant sur le lieu de vente. La marque Zadig & Voltaire, conseillée par la société Berger, s’est construit une identité olfactive propre. Une odeur est diffusée sur les vêtements, dans les magasins, imprégnant les tissus encore longtemps après leur acquisition. Le parfum est pensé comme un prolongement de l’espace publicitaire qui accompagne le consommateur jusque chez lui, pénétrant son intimité. Cette intervention remarquée devient de plus en plus courante. On a désormais fréquemment recours au design olfactif et/ou à la scénographie olfactive (les grandes eaux de Versailles passent du son et lumière au son, lumière et odeur, la création d’un parfum d’ambiance lié à une exposition devient monnaie courante…). Dans un monde marketé où le regard est souvent pris en otage, donc moins opérant, reste à s’approprier l’appareil olfactif, soit une nouvelle manière d’entrer en contact avec le consommateur.
Olfactothérapie : sourcing mémoriel
Bien au-delà de l’appel marchand, les odeurs peuvent être utilisées dans le cadre d’une thérapie afin de faire ressurgir des émotions liées au passé. Cette technique fut mise au point en 1992 par Gilles Fournil, précurseur en la matière. Il insiste sur le fait que les odeurs peuvent réveiller des émotions enfouies par le subconscient. L’olfactothérapie s’appuie sur une partition de base de 76 huiles essentielles. Installé sur le divan le patient est invité à clore les paupières et se laisser pénétrer par les odeurs qui lui sont présentées sur des mouillettes imprégnées. Au sein de certains hôpitaux, dans des services de rééducation neurologique, des ateliers olfactifs ont été créés. L’olfactothérapie n’est pas encore très répandue mais pourrait bien révolutionner le monde médical en proposant une nouvelle alternative aux troubles psychiques.
Les odeurs ont donc un champ d’action bien plus étendu qu’il n’y paraît. Ces effluves, invisibles à l’œil nu, sont en prise directe avec notre subconscient. Si la mémoire des patients sortant d’un coma est réveillée par olfactivo thérapie, si les prisonniers à Fresnes sont resocialisés par une évasion prenant le chemin de fenêtres olfactives, pas étonnant que les supermarchés se soient intéressés au phénomène pour « saupoudrer » leurs allées d’une essence du bonheur qui nous donnerait envie de traîner plus longtemps et d’acheter plus ! De la même manière, la libido, le plaisir peut être déclenché, réveillé, et amplifié par certaines odeurs. Un nouveau champ d’expérimentation s’ouvre désormais. À quand la manipulation des sens par l’usage des phéromones ? À quand l’implantation de phéromones animales apaisantes ou excitables chez l’homme ? Aujourd’hui, pour résister plus efficacement à l’attraction irrésistible des sirènes, et rester seul libre de ses choix, Ulysse se serait bouché le nez plutôt que les oreilles. Car apparemment le chant des sirènes sera olfactif ou ne sera pas…
Saskia Farber
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