Masturbation en présentiel ?
Le 26/09/2024
La démographie baisse puisque les gens n’ont plus de rapport, les sextoys cartonnent pour se coordonner au monde narcissique qui est le nôtre, les transgressions se compliquent ou s’effacent et je m’emmerde.
Le vocabulaire covidien qu’on nous a imposé est pugnace. Le "présentiel" et le "distanciel" sont sortis d’un univers robotique, alors que je cherche la chair, l’os, le sang. Où sont passés les mots qui me disaient que dans des temps anciens je baisais avec d’autres ? Quel problème aurait-on à renouer avec l’usage de "En personne", par exemple ? Le virtuel est-il amené à remplacer le réel sans équivoques ?
Oui.
L’Autre - une personne physique - est un danger. Pas à cause de potentiels virus esséminés, ou parce qu’il aurait de scandaleuses déviances sexuelles, mais parce qu’il ne pense pas comme moi, parce qu’il n’est pas moi. Il me challenge. Il me force à sortir de mes ornières, à regarder d’une façon que j’ignore, à avoir d’autres angles de vue.
Mais la période est à l’autolâtrie fertile.
Nous sommes enfermés dans des univers numériques qui rétrécissent notre espace, nous laisse en compagnie de clones qui nous ressemblent et pensent comme nous. Il y a des cases pour le "oui", d’autres pour le "non", rien n’est possible pour les avis non tranchés, pour le doute, pour l’incertitude et l’inconnu. On fornique dans des cases : êtes-vous cis ? Trans ? Bi ? Polyamoureux ? etc.
Je m’emmerde parce que celui qui me faisait sortir de moi-même pour expérimenter autre chose, n’a plus droit de cité. Il n’est plus que danger (exception faite pour la "victime", quelle qu’elle soit, qui renforce l’ego : en s’occupant des "victimes" on montre comme on est bon, attentifs aux autres).
A présent donc, qu’il s’agisse d’un partenaire sexuel, d’une personne aux idées contraires au vent du moment, ou d’un pays dont la culture est différente de la nôtre, tout ce qui n’est pas "comme nous" est-il à réellement "contre nous" et nocif ? Où est le challenge, si nous sommes similaires et a priori sans aspérités ? Il n’est pas étonnant que plus personne ne baise : il faudrait se mettre à poil pour mélanger nos idées, nos failles et nos idiosyncrasies, en même temps que nos fluides ? L’époque est lisse et propre, point barre.
Alors au mieux on baise avec des gens "comme moi", ce qui est un peu comme "avec moi", on reste dans un rapport narcissique où seul compte le reflet dans le miroir. Seul ou à deux, cela devient si bien la même chose.
Pourtant, Éros, le dieu de l’amour et du désir, est le symbole de relations parfois harmonieuses, parfois intenses et parfois chaotiques entre deux êtres. Certaines légendes disent qu’il est né du Chaos, de Gaïa (la Terre) et de Tartare (les Enfers) pour permettre la continuité de la vie. D’autres disent qu’il est le fils d’Aphrodite, déesse de l’amour, et Arès, dieu de la guerre et c’est avec la flèche du guerrier qu’il unit les couples. Qu’a-t-on fait à notre Occident, devenu si lisse, paralysé, fétide de tant de tiédeur ?
Oui, je me souviens des jours heureux où il y avait du panache à prendre des risques amoureux, à flirter avec l’indicible, à aller voir ailleurs si je n’y suis pas, afin que les spasmes, ces états de raideur d’heureuses parties du corps, soient aussi des états de libération mentales tendres, séduisantes. Je pense aussi à Thomas Laqueur, historien de la sexualité. Dans son livre "Le sexe en solitaire", il notait - outre que le sexe solitaire n’est devenu une grave question de morale sexuelle qu’à partir du XVIIIe siècle - qu’au XXe siècle la masturbation est devenue bienfaisante, voire même une libération individuelle, toute tournée autour du culte du moi.
Alors je songe aussi à Narcisse. Il avait mal commencé, tombant amoureux de sa sœur jumelle, morte trop tôt. Il a mal fini, tombant amoureux de son reflet dans l’eau et mourant d’une passion impossible à assouvir. En est-on là ?