« LA » lesbienne n’existe pas
Le 22/04/2009
Perchée sur ses talons aiguilles, les jambes galbées dans ses bas résille, les seins surgissant de son décolleté, Wendy ne laisse pas indifférent sur son passage. Sa blondeur et la sophistication de son maquillage achèvent ce physique de pin-up des années 50. En rencontrant Wendy, nous ne nous attendions pas à tant de sex-appeal. Mais à l’écouter parler, nous nous laissons séduire : lesbienne, militante et fière de l’être, Wendy fait voler en éclat tous les clichés. A 28 ans, elle cumule déjà plusieurs vies en même temps : En thèse de Sciences de la communication à la Sorbonne, elle donne des cours aux étudiants de Master 1 et Master 2 de Paris IV, elle est aussi comédienne dans une troupe de strip-tease burlesque, elle écrit également des livres dont Quatrième Génération paru à l’automne 2007 chez Grasset, et comme si elle n’était pas rassasiée, elle s’exhibe au gré de performances sexuelles, tenant lieu de manifestes. Prof, strip-teaseuse, écrivain, reine du fist vaginal, Wendy est tout ça à la fois. Alors nous ne voyions pas qui d’autre aurait pu nous faire le portrait de La Lesbienne des années 2000.
Multiple, métamorphe, apolitique, engagée, trendy, clubbeuse, has been, libérée, androgyne, butch, fem, dégenrée…
Antiportrait de « la » lesbienne d’aujourd’hui par Wendy Delorme, écrivaine, comédienne burlesque, performeuse X et activiste lesbienne & queer.
Sororité
Lorsque je les ai rencontrées, je me suis sentie forte, je me suis sentie fière, invincible et aussi toute petite. Flamboyantes et fabuleuses avec leurs crinières, leurs tatouages et leurs seins qui débordent de leurs immenses décolletés, ou leurs nattes de petites filles, leurs robes vintage et leurs fleurs dans les cheveux, elles refusent le soutien-gorge ou à l’inverse elles se sanglent dans des corsets victoriens et gravissent quand même les collines à vélo, perchées sur des talons de huit centimètres. Elles rient fort, elles ne la ferment pas, et personne n’oserait leur dire de le faire. Je me suis pensée comme leur petite soeur, parce qu’elles m’inspirent, qu’elles sont fortes, puissantes, parce qu’elles écrivent, s’affichent, jouent et se montrent, sur scène ou dans la rue, dans des films et au quotidien, avec gloire. Menues ou grandes, jeunes ou routardes, elles en imposent, et je les aime. Ce sont les fems de San Francisco.
Petit à petit j’en ai rencontré d’autres, à New York, à Paris, au fil des festivals et des événements qui rythment la culture lesbienne, queer et féministe...
Les fems sont mes sœurs. Elles ont choisi le genre féminin et son surjeu. Stéréotypes ambulants qui déjouent autant qu’elles incarnent toutes les féminités : l’icône sexuelle peroxydée, la hippie à franges, la femme fatale, la matriarche et la fille-d’à-côté,…
Avant elles, je connaissais les lesbiennes-androgynes, les lesbiennes-camionneuses, les lesbiennes-placard [1] et les lesbiennes-militantes qui se revendiquent haut et fort pour ne pas disparaître englouties par la culture de masse et les « lipstick-lesbiennes » (2), jolies selon la norme contemporaine de beauté féminine, que la pub et la télé aiment mettre en scène pour leur charge fantasmatique. Deux féminités dénudées valent mieux qu’une, surtout si elles s’enlacent… fonction phatique de l’image : attirer l’attention, capter la cible de consommation. La « lipstick-lesbienne » est la représentation la plus visible car la plus acceptable et celle qui fait le plus vendre. C’est ainsi qu’on l’a vue affichée en 4X3 m dans la rue sous les sigles Dior, Versace et Benetton. Né dans le sillon de la vague publicitaire du « porno chic », le « lesbian chic » sert le commerce de luxe depuis dix ans, et pourtant les femmes et les lesbiennes ont toujours en moyenne 20% de salaire et donc de pouvoir d’achat de moins que leurs homologues masculins. Les publicitaires et professionnels du marketing qui se sont intéressés dans les années 90 à l’ « argent rose » et aux « nouvelles cibles » que représentaient les gays, qu’on imaginait toujours CSP+, DINK (Double Income No Kids (3) ) et précurseurs de tendances ont donc négligé de s’intéresser au marché lesbien, puisque la cible était potentiellement moins argentée, mais ne se sont pas privés de les mettre en scène pour le plaisir des yeux du grand public dans des affiches vantant les mérites de divers produits et services destinés à une cible mainstream. Si bien qu’en survolant la création publicitaire « print » (4) des dix derrières années on aura vite fait de conclure que dans l’esprit des professionnels du « gay marketing » si les hommes gays « achètent », ce sont bien les lesbiennes qui « font vendre ».
Une imagerie domine, donc, celle du Marché.
Mais si on me demandait de faire le portrait de la lesbienne d’aujourd’hui, je dessinerais une créature à quinze têtes et à trente pieds, qui aurait plein de coupes de cheveux différentes : courts et asymétriques, longs et décolorés, permanentés ou lisses, roulés en chignon ou savamment décoiffés, taillés en brosse ou même rasés, et qui porterait des dizaines de paires de chaussures différentes : baskets trendy ou talons aiguilles, bottes de saloon girl ou escarpins vintage. Parce que rien de tel qu’une coupe de cheveux et une paire de chaussures pour révéler le genre de sa propriétaire, dont on ne peut pourtant rien présumer, car elle peut en changer du jour au lendemain.
Diversité
Multiples. Métamorphes. Il y en a des très-jeunes et des très-âgées, des clubbeuses et des pas-branchées, des smicardes et des qui ont fait éclater le plafond de verre de leur société, des apolitiques et des engagées, des antiféministes et des militantes enragées, des pour l’intégration des homos, l’adoption et le mariage gay, et des pour la désintégration de la société qui les dégoûte.
Jeune lesbienne militante, je déplorais pourtant le manque de diversité du « milieu », où voici encore quelques années on demandait à une fille « tu ne t’es pas trompée de bar ? » si elle commettait la faute de goût de passer la porte d’un lieu lesbien attifée d’une minijupe et de talons hauts. L’androgyne primait, la mode streetwear-sourcil-piercé-baggy-converses dominait, sexy sur certaines, banale sur d’autres. Il y avait, souvent au fond du bar attablées, les plus anciennes en chemise à carreau et coupe en brosse, pour qui j’avais (ai toujours) un faible parce que ce sont les plus visibles et donc les plus fragiles, parce que dans la rue, dans le métro, en famille et au boulot ce sont elles qui se font le plus emmerder.
Les Butch. Les mal-vues par la société, les déconsidérées par leur milieu qui ne leur pardonne pas toujours de ne pas vouloir et pas savoir « passer », porter la féminité autrement que comme un fardeau. Mais rien à faire, le rouge à lèvres leur va aussi bien qu’une bicyclette à un poisson, et d’ailleurs ce sont elles qui scandent en manif « je suis fière je suis gouine, je suis moche et masculine » et qui m’ont appris le slogan que je chéris : « une femme sans homme c’est comme un poisson sans bicyclette ». Moi, je donnerais tous les hommes de la terre pour une Butch de quarante ans à ceinture cloutée, coupe en brosse et chaussures de chantier.
Fières. Honteuses.
Ce sont les deux mots qui permettent peut-être le mieux de qualifier notre société souterraine et ses clans, ses chapelles, ses cercles d’affinités.
Honteuses, lorsque nous n’avons pas le courage ou la possibilité de « sortir du placard » et de nous nommer.
Fières, lorsque nous défilons dans la rue l’été, dans les rangs d’Act Up (5) , des Panthères Roses (6) , d’Etudions gayment (7), ou sur le char du défunt Pulp, la seule boîte de nuit parisienne pour filles, qui a été remplacée par un parking l’hiver dernier. Maintenant des voitures se garent là où on a embrassé une fille pour la première fois, bu des verres et dansé jusqu’à l’aube entourée de nos amies, hurlé et applaudi des groupes de rocks féminins jusqu’à se faire mal aux mains, pleuré parce qu’une ex embrassait notre meilleure amie sous nos yeux, bousculé un garçon égaré par là qui se permettait de nous mater, dormi sur les banquettes en attendant l’aube et le premier métro, souri des milliards de fois à la barmaid et secrètement espéré un jour obtenir le numéro de téléphone de la fille de l’entrée.
Mais le Pulp n’est plus.
A Paris, il nous reste toujours quelques bars dans le Marais, un à Belleville, et les soirées underground organisées par les copines Drag Queens sur des péniches, les repas solidaires cuisinés par les queers végétarien-ne-s alternatives, des lieux dont il faut connaître le réseau pour s’y intégrer.
Il y a la Java où on fait la queue durant des heures dehors, la Flèche d’or dont il faut savoir passer la garde de videurs antipathiques homophobes et racistes, quelques boîtes dans lesquelles abriter nos soirées, des bars qui nous prêtent des soirs pour s’organiser, faire vivre « la scène », se retrouver, être « un milieu », rire, draguer, danser, boire, se faire prendre en photo et les exposer, passer de la musique, en jouer et se la jouer.
Et même si les lieux des lesbiennes ne sont pas nombreux, même si les plus âgées se désolent du manque d’endroits où se retrouver, même si les plus jeunes sont le plus souvent apolitiques et imperméables à l’héritage de leurs aînées politisées, ce qui fait de nous et malgré nous parfois une communauté, c’est le désir.
Désir qui n’a de cesse ces dernières années d’être mieux représenté dans sa diversité. D’abord avec One Night Stand d’Emilie Jouvet, premier film lesbien et transgenre pornographique français, dans lequel se sont mis-e-s à nu des filles et des garçons d’un genre particulier : ni actrices ni acteurs pornos, ces lesbiennes et ces trans ont choisi de montrer des extraits de leur sexualité, j’étais parmi elles et avec eux, fière de participer à ce projet.
Les trans (8), nos frères et sœurs d’armes, se sont peu à peu visibilisé-e-s au cours des dix dernières années, dans la rue au cours des marches de fiertés, l’Existrans (9) en premier , dans les soirées, les festivals LGBT (10), avec la création de séances dédiées à leurs parcours, leurs corps, leurs différences, leurs vérités. Les trans nous ont habituées à une plus grande diversité, ont porté la révolution du genre initiée par nos aînées. La naissance de leur mouvement de visibilité et de revendication dans les années 90 a marqué aussi l’avènement de la pensée queer, qui a remis en cause notre définition de nous-mêmes ; il fallait dépasser les catégories, exploser les cadres, ce qui a plu aussi bien aux plus engagées qu’à celles qui, en bonne héritières de la tradition de pensée universaliste de notre République indivisible et qui n’aime pas que les minorités forment communautés, ne veulent pas se coller d’étiquette, ne pas se mettre dans une case, et ne pas avoir à se nommer. Pourtant il est important de se nommer, parce que même si nous sommes partout, ce n’est que lorsqu’on a un nom qu’on peut exister aux yeux de la société.
« LA » lesbienne n’existe pas.
Parce que nous sommes votre sœur et votre fille, votre collègue de bureau et votre meilleure amie, votre ex et votre future chérie, votre patronne et votre employée, LA lesbienne n’existe pas. Nous sommes plurielles et donc indéfinissables, même pas d’accord sur les mots qui peuvent nous définir :
« Homosexuelle » : terme inventé par la psychiatrie et la médecine, pour pathologiser les gens qui ne baisent pas comme tout le monde. « Lesbienne » : Vient de Lesbos, la poétesse grecque de l’Antiquité. Mythe et réalité. Certaines se réclament du terme, d’autres ne l’aiment pas, parce que la société ne les aime pas d’ « en être ». « Gouine » : insulte à retourner, à s’approprier en signe de fierté, pour les plus Fières. « Queer » : pour celles à définition multiple et qui ne se prêtent pas à la définition. Queer signifie que tu baises qui te fait envie, mais aussi que tu es fiè-r-e d’être déviant-e, entre autres multiples signifiances du mouvement politico-universitaire qui vient du geste de retournement de l’insulte « queer » (= bizarre, tordu, s’applique aux trans, pédés et gouines en anglais).
Les mots sont importants et surtout ceux qui servent à nous désigner. La façon dont une lesbienne se nomme en dit long sur son positionnement en termes d’identité.
Et il en existe tant, des façons de nous déclarer : « Femme qui aime les femmes » (trop guimauve pour certaines, plus « joli » pour d’autres), « Goudou » (plus « branché » pour certaines, dépassé pour d’autres), « Dyke » (pour celles qui sont allées à San Francisco, incompréhensible pour d’autres).
Si je devais répondre à la question qu’est ce que « la » lesbienne d’aujourd’hui, je dirais : elle est comme « la » femme d’aujourdhui ; multiple, même si on sait depuis Monique Wittig (11) que « les lesbiennes ne sont pas des femmes », en tout cas pas au sens où la société nous voudrait, mères et mariées, même si on s’est mises à réclamer le droit de légitimer nos couples au regard de la loi et de pouvoir adopter.
Mais nous avons hérité en commun des générations précédentes l’idée que notre corps nous appartient, qu’on ne naît pas femme, on le devient, que le sexe ne fait pas le genre et que le masculin/féminin sont des entités construites de façon aléatoire qu’il faut débricoler, en mots et en images.
Ce faisant, nous nous approprions peu à peu des domaines autrefois réservés ; la pornographie, en premier lieu et dernier bastion à conquérir pour mieux se représenter dans notre diversité : Maria Beatty réalise depuis dix ans des films à l’esthétique SM sublimée, mettant en scène des surfemmes, créatures hypersexuées à fantasmer. Shu Lea Cheang avec « IKU » a mis en image le concept de femme cyborg, la sexualité transformée, déplacée, décuplée, dans un univers onirique où le féminin est transfiguré. Catherine Corringer avec « This is the Girl » et sa sex heroïne Flozif a su mêler les codes du fétichisme à ceux du cinéma expérimental, nous montrant une superbe scène d’éjaculation féminine et de fisting décomplexé. Le mois dernier, je jouais Eve dans un paradis kitsch sous la caméra d’Emilie Jouvet dans un pornoclip de 6 minutes, tandis que ma partenaire de scène Judy jouissait au bout d’un joli sucre d’orge rouge et blanc torsadé, avant de me déclarer en éclat de rire « je voudrais toute ma vie être une actrice porno de dix-huit ans ».
Moi qui tenais l’autre extrémité du bâtonnet de sucre d’orge, je me rappelais qu’à dix-huit ans j’habitais dans un village en Haute Savoie et je ne savais pas où en trouver, des lesbiennes, alors j’ai souri en me disant que je suis fière de ce mot et de ses multiples réalités.
[gris][gris]Wendy Delorme[/gris]
[gris]1. Lesbienne qui n’a pas « fait son coming out », n’est pas « sortie du placard », ne s’affiche pas comme lesbienne.[/gris]
[gris] 2. « lipstick lesbienne » (en référence au rouge à lèvres) : expression désignant un style de lesbienne prisé par les médias et la publicité, car correspondant aux normes de beauté capitalistes contemporaines des sociétés occidentales (apparence jeune, corps mince, peau claire, traits réguliers, cheveux longs, et portant les codes esthétiques, vestimentaires et ornementaux de la féminité.)[/gris]
[gris] 3. Couple à double revenu et sans enfant. [/gris]
[gris]4. « Print » = campagnes publicitaires « imprimées » d’affichage et de presse. Sisley, Benetton, Dio, Versace, Budweiser, Abercrombie & Fitch, Absolut Vodka, Aetna, Air Canada, Axel Springer, Lufthansa,… pléthore de marques on mis en scènes des duos érotisés de femmes dans leurs campagnes de presse mainstream depuis le milieu des année 90, et quelques unes ont représenté aussi des couples d’hommes (le plus souvent dans la presse gay spécialisée), mais les représentations de lesbiennes dans les spots TV restent plus rares (les hommes gays en sont quasiment exclus, sauf pour être tournés en ridicule). Preuve que si une certaine représentation féminine de l’homosexualité peut être objet de fantasme pour une partie de la population hétérosexuelle, l’homosexualité masculine reste un sujet tabou.[/gris]
[gris] 5. Association de lutte contre le Sida issue de la communauté homosexuelle [/gris]
[gris]6. Réseau de « trans-pédés-gouines » en lutte contre l’homophobie, le racisme, la transphobie, le sexisme, le classisme. [/gris]
[gris]7. Association des étudiant-e-s Lesbiennes, Gays, Bi et Trans de l’université de l’université Paris X – Nanterre.[/gris]
[gris]8. trans :terme générique désignant les personnes transsexuelles ou transgenres, effectuant ou non une transition physique (via l’hormonothérapie et/ou la chirurgie de réassignation sexuelle).[/gris]
[gris]9. Marche des Fiertés Transsexuelles et Transgenres, qui a lieu chaque années à Paris au mois d’octobre.[/gris]
[gris]10. Lesbiens, Gays, Bi et Trans.[/gris]
[gris]11. Ecrivaine et théoricienne lesbienne féministe radicale. Auteure notamment de « La Pensée Straight ». Penseuse à l’influence majeure dans le champ du féminisme et du lesbianisme.[/gris]
Commentaires (2)
Un magnifique article, troublant de vérité, qui se révèle être exhaustif sans pour autant être simpliste.
Une réflexion qui nous épargne les clichés et les amalgames habituels. Une analyse sensible des lesbiennes, de leur ressenti, du lien qu’elles tissent avec leur propre identité, leur sexualité et leur image.
Merci Wendy :)
Oui, magnifique article loin des lieux communs et riche d’enseignements.