Voilé-dévoilé, entre érotisme et divulgation

Le 30/10/2009

L’érotisme s’appuie sur un savant jeu entre l’occultation et la divulgation du corps. Comme si ce dernier s’offrait à la vue par fragments saturés de symboles. Il existe un code, tacite, de la révélation de la chair. Toutefois, entre les partisans du string et les fétichistes des combinaisons en latex, que nous dit le rapport au vêtement et à la parure ? Danse et reptations autour de l’inquiétante nudité.

Une question de va-et-vient…

Rien de plus culturel que l’érotisme, forme raffinée de jeu qui contourne l’animalité. Mais révéler la chair ne suffit pas. Chaque partie du corps connaît un champ des possibles qui gradue l’habillement, de la femme entièrement voilée au cache-sexe. Au rythme de Put the blame on me, Rita Hayworth ôte langoureusement dans Gilda un gant noir, puis deux, enfin son collier en or et voici la libido en émoi ! Comme le précise Jacques Waynberg : « Depuis des siècles, le dévoilement du corps joue à cache-cache avec les bonnes mœurs […]. C’est tout simple : sans pudeur, l’érotisme n’existe pas. Camouflage et déshabillage sont les mamelles du désir. » Le dévoilement rejoint ici la beauté du voyage (l’effeuillage et la sacralisation du corps), qui n’existerait pas si l’on ne pensait qu’à la destination d’arrivée (la nudité et le coït). Ce trajet, fidèle à la trajectoire du désir, laisse le temps à la cristallisation du fantasme.

Éloge de la transparence

Cacher le corps, l’ensevelir et l’oublier pour abolir ses symboliques érotisées : un horizon partagé par foulard, burka, haïk, hidjab, tchador ou burkini. Par contraste, les sous-vêtements prennent alors le relais, ne redoutant ni la vulgarité, ni l’amour à l’eau de rose. En Occident, le Tartuffe de Molière n’a pas pris une ride : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir », lance le faux dévot Tartuffe à Dorine, mouchoir à la main, pour qu’elle couvre sa gorge. Et de continuer : « Par de pareils objets les âmes sont blessées, / Et cela fait venir de coupables pensées. » S’insurger contre la vision de la chair, c’est reconnaître son empire. Et la puissance des pulsions. Si le tchador nie le corps (par l’effacement des contours), le vêtement sculpte plus qu’il n’efface : « Les étoffes protègent la pudeur, mais pas n’importe comment, couvrant chez les femmes principalement les zones les plus convoitées du corps, mais sans les soustraire à la tentation » poursuit Jacques Waynberg. Mise en scène de la nudité, les déshabillés — au nom révélateur — éperonnent le désir. Ainsi dans Emmanuelle, où l’héroïne maîtrise à la perfection l’art du dévoilement : « Emmanuelle dort nue. Mais, pour déjeuner avec Jean sur le large balcon de leur chambre, elle revêt une des petites chemises de nuit très courtes dont elle a (en partie pour le plaisir de l’essayage) acquis un grand nombre […]. Celle qu’elle porte ce matin est transparente et plissée et la teinte en est presque identique à celle de la peau. L’ourlet n’en descend pas plus bas que l’aine. Trois boutons la ferment à la taille. Le souffle le plus léger la soulève. » La transparence se fait loupe qui révèle les détails, redondance sublimée de la peau. À l’exemple des bas Nylon, qui firent leur apparition en 1939. Érotisme équivoque, tracé troublant de femmes qui en dessinaient la ligne fatale, à défaut d’en posséder… Les photographies de Claude Alexandre, qui travaille sur « l’extrême corps », montrent combien le voile questionne les frontières du corps dans sa série des « Enveloppements ». Drapées, les femmes nues semblent chrysalides, vouées à la métamorphose du désir. Nues sous cellophane ou bâche plastique, elles paraissent au contraire arrachées à la morgue. Éros et Thanatos. Alors que sous film étirable, la femme-insecte, enrésinée dans l’image, vulnérable et offerte mais promise à la mue, va quitter son exuvie. L’au-delà du désir ?

Habiller la nudité

Cette gradation subtile du vêtir contourne le spectre de la nudité. Car être nu, c’est être exposé en toute crudité. Pour Jacques Waynberg toujours, « la pudeur est en fin de compte l’instrument de cette hantise de la nudité totale. La société pèse de tout son poids religieux et culturel pour faire du vêtement l’insigne nécessaire de tout être civilisé — être nu c’est être vulnérable, cru, à l’état sauvage, sans grade, indigne — et d’un autre côté l’appétit sexuel avive l’intérêt visuel que l’on porte aux autres. » La nudité est alors soit anatomique, soit pornographique. À l’extrême-limite, les formes généreuses habillent encore la nudité, tout comme la longue chevelure se fait vêtement (qu’on songe à La Naissance de Vénus de Botticelli). Pour Bernard Noël dans Le Château de Cène, rien de plus nu pourtant que le regard : « J’étais nue la première fois. La nudité est cruelle parce qu’elle démasque, mais pas forcément celui qui est nu. Vous êtes vous demandé pourquoi il est de tradition de voiler la partie honteuse, bien qu’elle soit uniforme, alors que la partie vraiment intime, je veux dire le regard, reste visible à tous ? En somme, la morale intervertit la réalité. » Dans la nudité, le squelette n’est jamais loin. Rappelons Baudelaire, chez qui « la maigreur est plus nue, plus indécente que la graisse. »
Là où il y a pulsion, le vêtement devient entrave, comme dans cette scène de viol d’un roman de Caryl Férey : « Il commença par arracher ce qui restait de la robe, fit sauter l’élastique de son string et l’envoya valser sur le sol. » La prise de possession du corps passe alors, au sens fort, par son accès, par-delà les frontières symboliques. Exit les sentiments.

Couvrir, dit-elle…

« Voir est-il la jouissance suprême ? Ou est-ce : cesser-de-ne-pas-voir ? », s’interroge Hélène Cixous dans Voiles. Là se rejoint peut-être l’ambiguïté de voile, entre le masculin et le féminin. La voile et le voile. La voile du navire est signe à l’horizon, comme dans Tristan et Iseut où la voile noire provoque la mort de Tristan. Le tissu qui couvre le corps annonce par saillies la nudité. Il semble clamer la chair. Dire le nu à mots tus. Ainsi des dessins érotiques de Tomi Ungerer, où bas, ceintures et liens rythment la nudité en noir et blanc. Le voile, retrait et offrande, plus encore qu’il ne joue sur l’apparition, sacralise le vu. Il donne à voir. Il fait de la vision un événement. Plus encore qu’une vision du corps, il en livre des aperçus. Et offre au voyeur la sensation de voler une image, de s’approprier une intimité. La paupière, voile de l’œil, s’épuise alors à rester éveillée, à ne pas dissiper le songe et son fantasme. L’on rejoint Junichirô Tanizaki dans Eloge de l’ombre : « Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses […] le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. » Pas d’érotisme sans ce va-et-vient du caché et du découvert, sans une rêverie sur l’invisible : « L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? C’est l’intermittence qui est érotique, celle de la peau qui scintille entre deux pièces, entre deux bords. C’est le scintillement même qui séduit, ou encore la mise en scène d’une apparition-disparition » (Marc-Alain Ouaknin).

Les berges du désir

L’érotisme, « procédé de mutation du désir brut en excitation intelligente » (Jacques Waynberg), se complaît dans cette nudité capricieuse. Qu’elle soit vêtement-rempart (le caoutchouc, le latex, le cuir, le vinyle) ou sa propre négation éloquente (la transparence), la matière affirme l’attraction du corps et de ses lignes. Seuls les vêtements informes (le lâche) contredisent le désir et occultent le corps. Entre honte et secret, le corps caché rappelle la housse zippée qui contiendra plus tard la mort. Le corps-tombeau s’efface alors socialement. Dans l’ordre[ public, il n’est pas du domaine du consommable. On le retire de la séduction. Parer la nudité sans contrarier les lignes, c’est au contraire apposer la feuille de cigarette du désir : « Et elle releva sa robe plus haut que le bas : la jambe, les jarretières fleuries, les bas, le linge, tout était luxueux ; de son doigt elle désignait la chair nue » (Georges Bataille). Qu’il ait la transparence du voile ou l’opacité du vinyle, le tissu est interstice, trouble entre le voir et le toucher. Éloge de la transparence chez Houellebecq : « Une fois mouillé, le maillot de Babette était en effet spectaculaire : on distinguait parfaitement les mamelons et la raie des fesses ; on apercevait même la légère surépaisseur des poils pubiens, bien qu’elle ait opté pour une coupe assez courte. » Dans ce jeu où les frontières s’estompent, l’autre entre dans la scénarisation du fantasme. Voiles et matières sacralisent le corps et soulignent les tracés. Quand les Christo enveloppent le Pont-Neuf ou le Reichstag, ils ne les font pas disparaître. Ils en accusent et en révèlent les traits, redistribuent les angles par l’orientation du voir. Écho lointain des Amoureux de Magritte, où les têtes drapées éclipsent le seul véritable insolent : l’œil.

[gris] Ingrid Astier[/gris]

[gris]Bibliographie :
Imaginaires Sexuels, revue Quel corps ?, N° 50-51-52, 1995. Article du docteur Jacques Waynberg, « Pudeur et pornographie ». Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur, III-2, Gallimard, 1971. Emmanuelle Arsan, Emmanuelle, Le Terrain vague, 1967. Bernard Noël, Le Château de Cène, Jérôme Martineau, 1969 (paru sous le pseudonyme : Urbain d’Orlhac). Charles Baudelaire, Fusées dans Œuvres complètes, Gallimard, 1961. Caryl Férey, Zulu, Gallimard, 2008. Tomi Ungerer, S.M., Le Cherche Midi, 2000. Hélène Cixous, Jacques Derrida, Voiles, Paris, Galilée, 1998. Marc-Alain Ouaknin, Méditations érotiques Essai sur Emmanuel Levinas, Payot & Rivages, 2003. Georges Bataille, Le Bleu du ciel, Jean-Jacques Pauvert, 1957. Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001.

[gris]Sources :
Site de Claude Alexandre, photographe
Site de Christo et Jeanne-Claude[/gris]

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Commentaires (2)

  • Carmelito

    Un article très bien écrit et qui nous éclaire enfin sur l’érotisme.
    Bravo.

  • Cécile

    Se voiler pour mieux se dévoiler. Un texte magnifique à lire avec le corps.