Talons hauts : Défier les lois de la pesanteur
Le 22/04/2009
« Le paradoxe des talons hauts, écrit Rona Berg dans Vogue, c’est qu’ils sont à la fois un instrument de pouvoir et de torture ». Portés trop longtemps, les talons hauts provoquent en effet des déformations parfois irréversibles : orteils en marteau, pied plat, lésion de la colonne vertébrale… Mais pour séduire, les femmes sont prêtes à tout, y compris regarder les hommes de haut, perchées sur leur piédestal comme un objet d’adoration.
L’avantage des talons hauts ? Ils empêchent la femme de faire le dos rond.
D’après le Harper’s index, les talons hauts font ressortir les fesses de 25% environ. Pour le sexologue Alfred Kinsey, la jambe féminine adopte alors la même attitude que pendant l’orgasme : « le pied se tend jusqu’à s’aligner avec le mollet » dit-il. Linda O’Keefe, auteur du livre Chaussures précise même : « La cheville en tension et le pied dans le prolongement de la jambe sont les signes quasi-biologiques de disponibilité sexuelle. Le talon aiguille impose au pied une position que les anthropologues appellent « parade de séduction ». Le centre de gravité se déplace vers l’avant, la courbe des reins s’accentue, les jambes s’allongent, le cou-de-pied devient sinueux comme un cou de cygne… L’effet de suggestion est tel qu’aucun homme ne peut y rester insensible. C’est pourquoi les femmes n’hésitent jamais à sacrifier leurs pieds… ni leur porte-monnaie, à cet objet magique qui les rend irrésistibles. Et cela depuis des siècles. « C’est un fait entendu, les femmes font des kilomètres pour trouver les chaussures de leurs rêves, mais ce sont les hommes qui se pâment à leurs pieds » se moque l’intellectuelle américaine Jodhy Shields.
Les origines du talon haut : dans le carnage et le sang
L’histoire du talon est obscure mais ancienne. Les bouchers égyptiens portaient des talons pour s’élever au-dessus du carnage. Les cavaliers mongols mettaient des talons à leurs bottes pour mieux tenir dans leurs étriers. Mais le premier document relatif aux talons hauts « esthétiques » date de 1533 : Catherine de Médicis - une reine de petite taille, mais d’intelligence diabolique - fait venir ses talons de Florence à l’occasion de son mariage avec le Duc d’Orléans. Le style qui tue est immédiatement adopté par la cour de France ! L’invention du talon haut en Europe remonte donc au XVIe siècle.
Noblesse oblige ! Le talon, apanage des classes… supérieures
Au siècle suivant, tous les nobles s’avancent en vacillant sur des talons de 12 cm et plus, en signe de distinction sociale. Même les hommes en portent malgré l’inconfort : leur poids pousse le pied vers l’avant et, ce qui n’arrange rien, la chaussure gauche n’est pas conçue différemment de la droite. Ils marchent donc en canard ! Si le talon haut donne aux femmes une belle démarche ondulante (quoique maladroite), il oblige ces messieurs à se dandiner. Pour éviter de tomber, beaucoup s’aident de cannes qui leur servent d’atelles. Mais peu importe la démarche. A leurs yeux, elle est royale car elle les propulse au sommet.
Siècle des lumières : des chaussures aussi chères que des églises
Peut-être pour se grandir, le roi Louis XIV, qui était de fort petite taille pour un « roi soleil », eut l’idée de porter des talons rouges, comme on le faisait déjà en Angleterre, et les courtisans l’imitèrent. Le talon rouge devint signe distinctif de la noblesse. On ornait le dessus du soulier de rosettes et de flots de rubans fort coûteux qui firent place, au XVIIIe siècle, à des boucles d’argent serties de pierres précieuses. Les souliers étaient alors de véritables écrins avec des pierres précieuses sur les contreforts, qu’on appelait des « venez-y voir », par coquetterie.
Révolution française : coupez-leur la tête… et les talons !
Certains courtisans portent la valeur d’une grosse ferme à chaque pied : le peuple, exploité, assimile alors les talons aux injustices et aux abus dont il est victime. La révolution éclate. La hauteur des chaussures chûte avec la monarchie et tous les « citoyens » - nivelés par le bas - adoptent la démarche de l’homme moderne : un pas élastique dans des chaussures à talon plat. Dès 1795, pour la première fois depuis des millénaires, les riches bougent avec autant d’aisance naturelle que le peuple. Le talon haut est mort. La botte, martiale, fonctionnelle, égalitaire, domine le XIXè siècle. Même les dames en portent, sous le nom de… bottine.
Fin XIXème siècle : le talon fait son come back
Puis le talon se relève, en même temps que les goûts de luxe, et de luxure. Les femmes de mauvaise vie donnent l’exemple. Dans les maisons closes, ça repart en altitude. Fin XIXème siècle, une cocotte parisienne importe la mode aux USA, dans un bordel de Nouvelle Orléans. Remarquant l’incroyable pouvoir sexuel de ces “chaussures françaises”, la patronne commande les mêmes pour toutes ses employées, jusqu’à ce que, en 1888, une manufacture du Massachusetts se lance dans la fabrication locale de talons… Les Etats-Unis découvrent avec une horreur (mitigée d’excitation) l’incroyable pouvoir de séduction de ces diaboliques chaussures.
Invention du stiletto, le talon qui troue
Oscillant perpétuellement entre la mode et le discrédit, les talons atteignent de nouvelles cimes avec l’avènement du talon aiguille en 1952, inventé sur le même principe que le gratte-ciel : une armature en métal enfermée dans une mince coque plastique supporte tout le poids du corps. On ne sait pas à qui appartient l’idée : Ferragamo Albanese of Rome et Dal Co dessinent tous des talons aiguilles en Italie vers 1953, à l’époque où Roger Vivier en donne sa version à Paris. Les talons aiguilles sont longtemps interdits dans les avions car ils trouent le plancher. A l’entrée de certains bâtiments publiques on offre aux femmes un sac où ranger ces chaussures moralement incorrectes. Considéré comme un symbole d’agression, de provocation et de sensualité, le talon aiguille devient l’emblème du mauvais genre. Et pourtant, aucune « fashionable », aussi respectable qu’elle soit, ne peut se permettre de porter autre chose. Les 10 cm imposent la norme.
La mode qui fait tomber même Naomi Cambell
Avec l’aide de l’aéronautique, les stylistes s’emparent des chaussures pour en faire des chefs d’œuvres d’équilibre et de virtuosité. Roger Vivier invente le talon épine au début des années 60, avec des pointes disymétriques. Il invente aussi le talon en forme de virgule, de bobine, de boule, d’aiguille, de pyramide ou d’escargot. Jean-Paul Gaultier lance la chaussure « mille pattes » ornée de multiples talons. Christian Louboutin met au point des talons aux courbes suggestives comme des croupes, appelés « Marilyn ». Vivienne Westwood créé les chaussures parmi les plus hautes de la mode, faisant ainsi tomber Naomi Campbell en plein défilé ! Ce ne sont plus des chaussures, ce sont des sculptures sur patte. Des attentats à l’équilibre ! Mais peu importe foulures, fractures et scolioses à vie, ce qui compte n’est-ce pas « d’aimer ses souliers à en mourir » ? C’est le créateur Manolo Blahnik qui le dit. Ses chaussures coûtent fort cher. L’usine de Parabiego, en Italie, n’en produit pas plus de 80 par jour. Madonna porte des Blahnik. « Elles durent plus longtemps que le sexe » dit-elle. En parlant de sexe…
Talons et fantasmes bizarres… Les mille et une façons de faire du pied
Parmi les phantasmeurs des hauts talons (les altocalciphiles) il y a : ceux qui aiment boire du champagne dedans, suivant l’exemple du kaiser qui lapait le sien dans le chausson des danseuses étoiles, juste après le spectacle. Il y aussi ceux qui aiment se sodomiser avec le talon ou en lécher la pointe. Pierre Molinier avait fabriqué des chaussures munies d’un éperon en forme de gode. Il les enfilait au double-sens du terme. Il y aussi ceux qui aiment le bruit si particulier que fait une femme en marchant dans la rue en talons. Almodovar a réalisé un film sur ce thème (« Talons Aiguilles »). Truffaut (« L’homme qui aimait les femmes ») et Bunuel aussi (« Cet obscur objet du désir »). Baudelaire en a fait un poème (« A une passante »). Quand au styliste Christian Louboutin, il y consacre sa vie. Il peint les semelles de ses chaussures en rouge if. A chaque pas, un éclair sanglant de semelle accroche donc le regard des admirateurs. Perfectionnement supplémentaire : le talon de certains modèles laisse une empreinte de rose sur le sol. Louboutin l’appelle le « suis-moi », en référence auxc chaussures des prostituées grecques de l’Antiquité qui laissaient des messages semblables dans le sable… Les femmes qui portent du Louboutin semblent marcher comme sur des langues qui saignent. Et qui appellent.
Au stade ultime du talon, il n’y a plus que du plaisir
Faire des chaussures un objet de culte… Les exposer dans des galeries d’art… Les vendre comme des trésors… C’est le but de Christian Louboutin, dont les dernières créations, diaboliques et ultimes, ont été fin 2007 photographiées et mises en scène par David Lynch (Eraserhead, Elephant Man, Blue Velvet, etc)… "David Lynch est l’un des plus grands réalisateurs vivants. Comme ses films sont extrêmement codés, j’ai voulu des souliers fétichistes, dont le fantasme obéit lui aussi a des codes". Leur collaboration donne une merveille d’étrangeté : 5 photos de 5 chaussures en édition limitée. La première a un talon de 26 cm, beaucoup plus long que le pied lui-même. La seconde paire est siamoise : un seul talon pour les deux pieds, qui sont ainsi soudés. La troisième paire, dotée d’une semelle fendue, transparente, dévoile la nudité troublante de voûtes plantaires comme arquées par la jouissance… Est-il possible d’aller plus loin dans l’absolue passion pour des chaussures ? Christian Louboutin répond, magistralement : "Quand j’ai créé ces modèles, j’ai voulu rester fidèle à des designs, sans tenir compte de l’usage habituel d’une chaussure : on ne peut pas les utiliser pour marcher. Je n’ai pensé qu’au plaisir."
5 choses à savoir sur le talon aiguille
1/ Les talons aiguilles – entre 10 et 18 cm – sont également appelés « stiletto » (« dague, en Italien) et peuvent être considérés comme une arme potentielle. 2/ A Hollywood, l’actrice Jayne Mansfield, spécialisée dans les rôles de vamp et de prostituée, en possède plus de 200 paires. 3/ L’actrice Mae West invente un balancement de hanches bien à elle pour tenir en équilibre sur ses chaussures de 20 cm, ce qui donne un relief supplémentaire à sa rituelle réplique : « Montez me voir un de ces jours ». 4/ Dans les années 50, Roger Vivier invente pour Marlène Dietrich un talon haut dont la pointe traverse une boule couverte de faux diamants. Certaines de ses chaussures sont aujourd’hui encore moulées par une société d’ingéniérie aéronautique dans un alliage conçu pour les turbines d’avion. « Etre portée par ses chaussures, trouver en elles des ailes. Porter le rêve aux pieds, c’est commencer à donner de la réalité à ses rêves », dit-il. 5/ Pour pouvoir marcher en talons hauts, 18 cm, c’est la limite. Les « ballet shoes », eux, en font 22 ! Ces talons - les plus difficiles à porter - réduisent presque les femmes à l’immobilité : pour avancer, elles font des pointes. Comme des danseuses de ballet, perchées sur leur gros orteil, elles doivent tenir en équilibre dans des bottines qui cambrent les chevilles à l’extrême. Les boutiques Phyléa et Dèmonia, à Paris, en vendent une dizaine par an.
Agnès Giard