Schwelle 7 : une passerelle unique entre danse contemporaine et pratiques SM
Le 22/01/2010
Le chorégraphe allemand Félix Ruckert présentait cette semaine Pain and Presence au festival parisien Faits d’Hiver. Une conférence performance expliquant son travail entre art et techniques BDSM (1). Ses pièces aux références sexuelles explicites n’ont pas toujours trouvé leur place dans le circuit conventionnel. En 2007 il créé donc son propre lieu dans un loft berlinois : le Schwelle 7, où se côtoient artistes, publics néophytes, parties BDSM et performances chorégraphiques.
Wedding, le long des rives du canal. Au Nord de Berlin, un quartier populaire se transforme. Galeries, bars à la mode, espaces d’expositions dans des entrepôts industriels se succèdent. Au fond d’une cour, le Schwelle 7 se cache dans les étages : un loft à la berlinoise qui fait dans le sobre. Une grande salle lumineuse aux murs blancs, un beau lieu spacieux et zen. Et en même temps “excitant, un peu effrayant, attirant et très différent” rapporte la danseuse finlandaise Linda Priha dans un article pour un magazine finlandais qui ajoute “beaucoup de gens semblent avoir une opinion dessus même s’ils n’y sont jamais allés.” Sa réputation sulfureuse tient à son mélange unique de danse contemporaine et d’influence sado-masochiste.
Ses deux fondateurs, le chorégraphe allemand Félix Ruckert et la danseuse Dasniya Sommer précisent “Nous ne sommes pas un lieu SM dans le sens habituel du terme.
Malgré la radicalité de nos propositions nous essayons de préserver une ouverture et une flexibilité dans nos actes et nos pensées.”
Rien qu’à la liste des stages et cours, on se doute que l’on n’est pas non plus dans un studio de danse contemporaine habituel. BDSM & Performance, Yoga and japanese Bondage (2), Pain Processing, Konzeptuelle Orgie, Touch and Play festival... Bienvenue dans un lieu unique, qui depuis 2007 réunit danseurs contemporains et performers de la scène SM, public néophyte et chorégraphes internationalement reconnus, adeptes du yoga et amoureux du travestissement, célébrations orgiaques et ateliers d’apprentissage de la douleur.
Nulle part ailleurs à Berlin se croisent autant de courants, de personnes aux horizons divers, tous avides d’expériences esthétiques, de performances extrêmes, d’états émotionnels aiguisés. En allemand Schwelle ne signifie t-il pas , le “seuil”, la “traverse” ?
Douleur et présence
A sa tête Félix Ruckert, chorégraphe allemand reconnu sur la scène internationale, qui a forgé ses armes à l’école de Pina Bausch, a dansé pour les plus grands. Puis il a voulu créer ses propres pièces et très vite le sexe est entré en jeu. Sa première pièce Cut, créée à Paris en 1992, fait scandale.
Depuis, le chorégraphe est allé toujours plus loin dans son approche de la danse et de la douleur. C’est d’ailleurs une performance conférence intitulée “Pain and presence” (Douleur et présence) que le chorégraphe présentait en début de semaine à Paris au festival Fait d’hivers (www.faitsdhiver.com).
“La douleur est une expression très rapide, directe, perçue directement par le cerveau. On est dans un moment direct de réflexion qui passe par la peau, le toucher. La pratique du SM c’est cette relation à la présence, qui induit une connexion avec le moment”.
Mélanger pratiques BDSM et danse s’est petit à petit imposé à lui. “Le danseur est habitué à faire des choses avec son corps qui ne sont pas confortables, extrêmes. Parfois cela peut faire mal, le danseur est alors capable d’intégrer la chorégraphie en évitant d’endommager son corps. C’est un peu la même correspondance avec le SM qui joue avec la douleur de façon similaire. Les gens qui font du SM ne le font pas pour se faire du mal, c’est une question de dosage entre la simulation intense et l’agréable. On travaille autour de cette idée de douleur bienfaisante.”
Dans l’une de ses dernières pièces Die Farm présentée au Schwelle 7il met en scène trois corps de femmes suspendus à des cordes, soumis à des pincements, des frottements de peau, on constate les impacts, les traces de la douleur.
Félix Ruckert mène le jeu. Le public ne peut qu’être saisi, effrayé peut-être, submergé lui aussi de vagues d’émotions. Dasniya Sommer, est l’une d’entre elles. Venue du ballet classique (elle a dansé au Staatsballett de Berlin) et professeur yoga, l’ancienne ballerine a fait du Bondage japonais sa spécialité. Cofondatrice du Scwhelle 7 avec Felix Ruckert, elle explique à quel point la confiance et la maîtrise de soi joue un rôle important. “La confiance des deux côtés est indispensable. Être attaché signifie s’abandonner librement, accepter volontairement de devenir sans défense. Cela peut conduire la personne qui attache à des états divers, entre instincts de protection ou impulsions sadiques. Le but n’est pas d’éviter ces sentiments, mais plutôt de les intégrer dans le jeu.”
Un lieu unique où le spectateur ne se contente pas de voir
Autant le dire, les créations de Félix Ruckert ne sont pas du goût de tous les programmateurs. C’est donc en partie parce que ses pièces ne trouvaient plus preneur dans le circuit traditionnel de la danse qu’il a ouvert le Schwelle 7 en 2007, sans le soutien des institutions, sans subvention.“Politiquement je commençais à m’ennuyer à essayer de vendre un “produit” spectacle sur le marché, et parfois à l’adapter à ce marché. Certains de mes spectacles n’entraient plus dans les salles normales. J’avais besoin d’un lieu propre. J’ai fait le choix de changer ma perspective, de moins voyager et d’inviter des gens chez moi, au Schwelle 7. Cela m’a permis une ouverture sur les autres techniques et pratiques. Dans ce lieu je peux à la fois montrer mon travail, et développer des nouvelles voies, des nouvelles idées”.
Son premier événement le festival X-Plore (www.xplore-berlin.de), était au départ financé par le Sénat de Berlin. Après une première édition en 2004 qui fait les gros titres de la presse à scandale allemande, les subventions sont retirées. Depuis le Schwelle 7 avance seul, sur ses fonds propres.
X- plore existe toujours, la prochaine édition aura lieu en juillet. Il réunit chaque année près de 300 participants-spectateurs. A l’image du Schwelle 7, ici le spectateur ne l’est jamais vraiment, ceux qui viennent “voir” savent qu’ils auront aussi à “prendre part” ou du moins entrer dans le jeu. Même règle pour les soirées BDSM, les Play Party, organisées une fois par mois, les soirs de pleine lune. “Je vois ça plus comme des happenings, on fait attention à qui vient. Il y a beaucoup de mises en scènes, tout est un peu préparé. Les gens se créent des personnages, pour que les relations ne s’en tiennent pas aux conventions sociales habituelles. Quand il y a des gens nouveaux, je les avertis à l’entrée, s’ils ont l’air de comprendre l’état d’esprit, je demande à des gens habitués de les adopter pour la soirée. C’est un peu le principe d’une célébration, tout le monde partage pour créer quelque chose, comme une improvisation”. Il est d’ailleurs obligatoire de se déguiser si l’on souhaite participer aux soirées, et des panoplies sont à louer à l’entrée.
Berlin, ville ouverte aux sexualités alternatives
Aujourd’hui la salle rencontre son public, la programmation est intense, des artistes venus du monde entier viennent y faire des stages, comme le chorégraphe et danseur anglais Julyen Hamilton, un ami de Félix Ruckert qui est revenu pour la troisième année en décembre. A presque 50 ans le chorégraphe a conservé beaucoup d’amis dans la scène de la danse contemporaine, le week-end dernier il était à Paris pour un stage de la chorégraphe octogénaire américaine Anna Halprin. “Le Schwelle 7 touche du monde, des gens différents. Mais la plupart sont des danseurs, même si beaucoup dans le milieu contestent ce lieu. Ceux qui viennent ont une grande ouverture d’esprit, ils ont envie d’expérimenter des émotions et la physicalité des gens du SM.” Pour ces derniers, venir au Schwelle 7 c’est aussi sortir de l’intimité habituelle du jeu SM. “Lors des ateliers, ils sont souvent effrayés par la promiscuité avec d’autres personnes. Ils ne sont pas forcément préparés à se confronter à des partenaires qu’ils ne connaissent pas. Les danseurs ont une distance vis à vis de l’émotion que les personnes venus du SM n’ont pas. Pour eux n’y a pas de distance entre l’action et l’émotion et c’est une force je trouve”.
Félix Ruckert se définit “absolument” comme un pionnier de la rencontre entre scène artistique et scène BDSM. Même s’il constate qu’en Allemagne il y a de plus en plus de gens qui partagent leurs pratiques, leurs propres univers. “Ca fait dix ans que le BDSM commence à aller vers un public, il y a de plus en plus de lieux, de bars, de cours”. D’autant plus à Berlin, ville tolérante, déviante par excellence, très ouverte aux sexualités alternatives.
En avril l’une de ses pièces les plus jouées, Secret Service, datant de 2002 sera rejouée à Berlin, au Schwelle 7 et au Havre. Une pièce où les spectateurs s’en remettent les yeux bandés au savoir-faire des danseurs dans une communication des corps. Avant la représentation, quelques règles sont énoncées "au niveau 1, vos yeux seront bandés. Mouvement, plaisir des sens et communication" sont les moteurs de ce premier niveau. (...) Vous ne pourrez participer au niveau 2 que si vous avez réussi le précédent. En plus des yeux bandés, vos mains seront attachées. Nous vous demanderons d’enlever le plus de vêtements possible pour permettre un accès optimal à votre peau.(...) Le niveau 2 se concentre sur l’expérimentation de la douleur corporelle et de la soumission.(...) La participation à "Secret Service" est à vos propres risques et périls”. Une façon sensitive d’aborder l’univers si particulier d’un chorégraphe atypique.
[gris]Stéphanie Pichon[/gris]
Félix Ruckert, la troisième le lieu, la quatrième la performance Die Farm
(c) Schwelle 7 et Melanie Deroutteau
Schwelle 7, Uferstrasse 6, au fond de la cour, premier étage, 13357 Berlin. www.schwelle7.de Rens +49 (0)173 61 18 404
“Secret Service” de Felix Ruckert du 22 au 24 avril, Schwelle 7, Berlin et du 27 au 29 avril, le Havre/Le Volcan.
(1) L’abréviation BDSM résume trois termes différents mais reliés entre eux : Bondage et discipline, Domination et soumission, et sadomasochisme. (2) Le Bondage japonais ou Shibari est l’art érotique de s’enrouler de cordes. Contrairement au bondage occidental le Shibari n’utilise pas seulement le bondage pour l’immobilisation. Il développe ses propres figures esthétiques qui deviennent un art à part entière.