Ogre amoureux
Le 17/12/2010
Au temps où les mères-grands contaient des histoires ? mais bien après l’époque du Chaperon rouge, dont on ne faisait plus leçon que pour avertir les filles naïves ? et dans un lieu dont plus personne ne veut se souvenir, vivait un ogre.
Quoique d’une apparence peu engageante, il ne se lassait pas d’être assez aimé. Si des enfants disparaissaient, c’était dans des paroisses voisines ; si quelques brebis manquaient dans les troupeaux, l’ogre, qui était seigneur de son village, indemnisait les vilains avec largesse ; il laissait entendre qu’il compatissait à leurs malheurs, étant victimes à n’en point douter d’un loup. L’esprit populaire se satisfaisait de cette supposition, et les villageois s’estimaient favorablement traités par leur maître en comparant leur sort à celui des manants des châtellenies environnantes. Les plus hardis, à coup sûr quelque peu mutins, murmuraient que tous les loups ne vont pas à quatre pattes et qu’il leur arrive parfois de loger dans un château.
L’ogre chevauchait régulièrement à travers ses domaines et visitait les censives des paysans, afin de s’enquérir des joies et des peines de chacun, des moissons, des troupeaux, des deuils, enfin de la croissance des enfants. Chacun louait sa modération et ses qualités de cœur ; le curé était suivi de tous lorsqu’à la messe il demandait au ciel de laisser vivre longtemps le seigneur en santé et prospérité.
Au milieu de tous, une bergère se faisait remarquer par la ferveur avec laquelle elle joignait sa voix à celle de la communauté des paroissiens. C’est qu’elle avait récemment fait rencontre de l’ogre, alors qu’elle veillait sur son troupeau, assise à l’ombre d’un charme sur qui s’appuyait une haie vive. Dès qu’il l’avait aperçue, le cavalier avait pris la peine de descendre de sa monture pour saluer la jeune fille, s’informer de son nom, de sa parenté. Cette courtoisie avait fait impression dans l’âme de la pastoure. Devenu soudain plus soucieux de la bonne tenue de ses terres et du sort des paysans, l’ogre revit la jouvencelle à plusieurs reprises, échangeant avec elle maint propos badins, toujours dans les limites de la plus exacte modestie.
Le sort voulut qu’un orage éclata soudainement alors qu’ils étaient en colloque. Le manoir de l’ogre, ne se trouvant qu’à un petit quart de lieue, paraissait devoir offrir un abri proche pour abriter bêtes et gens.
Contrairement à ce qu’attendait la bergère, qui connaissait la chanson, il n’y avait pas de mère ni de sœur Anne pour l’accueillir et pour faire entrer ses petits moutons. Le bâtiment semblait désert, quoiqu’un feu flambât dans la grande salle basse. Dans un cabinet voisin, la jeune fille abandonna les vêtements mouillés qui avaient moulé ses jeunes appas.
Dans un ravissant négligé, elle se restaura d’une collation à laquelle l’ogre ne fit que toucher du bout des lèvres. Deux ou trois coups de vin vieux réchauffèrent la visiteuse et la mirent d’une humeur folâtre à laquelle elle n’était point accoutumée. L’ogre la pressant fort, la fillette céda sans faire grande résistance. Au fil de leurs rencontres, elle avait fini par trouver je ne sais quoi d’aimable à ce visage aux traits lourds, à la barbe rude et à la peau rougeaude. La courtoisie des manières du seigneur, la retenue de ses propos et de ses attitudes, avaient eu raison des préventions de la jouvencelle, encore que certains regards qu’il lui avait glissés de temps à autre l’eussent laissée toute interdite. Elle pensait aussi naïvement devoir quelque chose pour se revancher de l’hospitalité qui lui avait été offerte si à propos. Enfin, comme on ne connaissait à l’ogre nulle épouse passée ou présente, la pucelle avait parfois rêvé au bonheur que ce pourrait être de devenir la dame de grands biens.
L’ogre contemplait la jeune fille abandonnée au sommeil, souriant à des anges dont les soupirs avaient, peu auparavant, animé la salle si austère. Il sentait monter en lui un appétit auquel il savait qu’il ne pourrait guère résister. Mais il savait qu’il avait du temps devant lui. Aussi entreprit-il de savourer à loisir le morceau de roi dont seuls ses yeux s’étaient repus jusqu’ici.
Les doigts des mains, puis ceux des pieds, furent baisés, léchés ; la langue de l’ogre en faisait le tour, les suçait, les aspirait. Il fit de même avec les paumes et les plantes des pieds. Enfin, remontant chacun des membres, il atteignit ces endroits délectables où la peau est si douce et la chair si tendre : la face interne des avant-bras et des cuisses. Il huma longuement les aisselles couvertes d’un poil follet, il se pénétra de leur odeur qui dit tant sur la personne qui la porte.
S’adressant au corps, l’ogre effleura longuement du bout des doigts épais deux adorables fruits, à peine plus gros que des demi-citrons, mais dont le sommet aurait eu la couleur de la fraise. Ses mains entières empaumèrent ces mets délicieux qu’il n’eut point de peine à gober de sa large bouche. Sous ses caresses, les bouchées durcissaient, mais il avala d’un coup chacun des deux côtés.
Quelques empans plus bas, un abricot unique, sommé d’une mousse blonde, plein de sève, s’offrait à sa gourmandise. Il ne résista pas, fouillant de sa langue l’intérieur du fruit. Il huma l’odeur délicieuse qu’il exhalait, et s’enivra à l’humeur sans pareille qui coulait sur sa barbe. Poursuivant plus à fond, il découvrit un noyau qui résista à tous ses efforts pour l’ôter. L’ogre tenta l’opération avec un, puis avec deux doigts, mais sans succès. Curieusement, cela le mit dans un grand état d’excitation, mais sans la colère qu’il manifestait quand il était contrarié dans ses efforts.
Retournant la dormeuse, il découvrit deux pamplemousses accolés. Sa convoitise pour ces fruits était extrême. Il les mania à pleines mains, les baisa, les mordit légèrement comme pour s’en faire une idée ; il promena sa langue sur leur surface, particulièrement sur toute la longueur du sillon qui séparait les globes jumeaux. De ce côté aussi la bergère était parfumée, d’une essence forte, un peu sauvage qui plaisait fort à l’ogre à qui elle rappelait sa nature. Écartant les hémisphères, il aperçut une manière d’œil bistré, à l’iris plissé et à la pupille en tête d’épingle. La curiosité poussa l’ogre à inciter la prunelle à s’ouvrir ; une inspiration lui dicta de plonger ses doigts dans le vin vieux qui avait mis sa proie en son pouvoir. À force de répéter sa tentative, la pupille s’élargit, laissant passer un, puis deux et trois doigts. L’ogre se vautra sur son bonheur et connut la félicité.
Rassasié, l’ogre ne tarda pas à se livrer aux joies calmes du repos. Avant de s’endormir, sa conscience lui fit pourtant des reproches : même chez les ogres, les principes les mieux établis interdisent à un hôte de consommer ainsi les invités accueillis sous son toit. Comment justifier la disparition d’une jeunesse qu’il avait fréquenté au su de tous et chacun ? Son sommeil en fut tout agité.
À son réveil, il entendit ces mots : « Mon seigneur a-t-il bien dormi ? Mon loup a-t-il encore faim de moi ? »
[gris]Carl Perros[/gris]
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Commentaires (1)
Merveilleux.