Marie Nimier : La Nouvelle Pornographie

Chapitre 1, première partie

Le 21/05/2009

Les murs de la cage d’escalier s’écaillaient, révélant une sous-couche jaune poussin. Aline avait ajouté son nom près de la sonnette. Elle dormait dans l’alcôve qui me servait autrefois de bureau. Un rideau était accroché autour de son lit pour le séparer du reste du studio, une pièce d’étoffe à fronces ordinaires pompeusement baptisée baldaquin, la pompe en l’occurrence n’étant pas à chercher dans ce qui se voyait, mais dans ce qui était caché, je tire mon baldaquin, disait Aline, ça voulait dire qu’elle allait tirer un coup.

La boîte aux lettres s’ouvrait d’une pichenette. Une enveloppe tomba à mes pieds, une enveloppe à fenêtre : le directeur général de la société Joli-cœur m’écrivait personnellement. Afin de me prouver son attachement, il m’offrait pour la bagatelle de cent vingt francs par mois une table à repasser révolutionnaire, testée dans les moindres détails par ses techniciens agrées. J’installai mes affaires de travail dans la cuisine, bien décidée à profiter de cette intrusion publicitaire pour nourrir mon inspiration. Associer repassage et révolution, quel bel exemple d’obscénité ! Le directeur joindrait à ma commande (conditionnel) quatre tasses « mug » en faïence, décorées de coquets motifs floraux, formant un ensemble romantique que j’aurai (futur) plaisir à utiliser. Ce changement de temps, sans justification aucune, en disait long sur les stratégies mises en œuvre pour séduire l’acheteur potentiel, me séduire moi, Marie Nimier, cliente privilégiée. Il ne laissait à l’hésitation que l’espace d’un tronçon de phrase, coincé entre deux virgules, deux fleurs de coquelicot sérigraphiées. Je dépliai le prospectus qui accompagnait la lettre. Toujours à la pointe du progrès, la société en question proposait un concept nouveau, inversant les perspectives traditionnelles. Toutes les imaginations avaient été mobilisées. On avait réuni les professionnels, interrogé les scientifiques, sondé les mères de famille à la sortie des centres commerciaux. Le résultat était sans appel : il ne suffisait plus de vanter les qualités de glisse du fer, il fallait insister sur la capacité de rétention de la planche à repasser. On délaissait l’outil, la chose qui agit dedans la main de l’homme, pour érotiser le support. On s’intéressait à l’en dessous, à ce qui ne paye pas de mine. Fini les tables objets, les tables inertes, les femmes reléguées aux tâches ménagères. Fini les faux plis et les draps qui glissent par terre : mes corsages resteraient plaqués sur le plateau, oui, madame Nimier, un seul mot : plaqués. Ils en sortiraient plus souples, plus moelleux et par voie de conséquence plus agréables à porter.

En effet, les temps avaient changé. La libération sexuelle avait porté ses fruits et si, à l’heure où le futur remplaçait le conditionnel, la femme se tapait toujours le repassage, il ne s’agissait plus d’une corvée mais d’une activité épanouissante. À côté du bon d’essai gratuit, une photo de moi en pleine action mettait en évidence ma future satisfaction et la fameuse pédale qui commandait le système d’aspiration, soulignée par la grâce de mes chevilles. Je me regardais, ou plutôt je regardai la blonde qui était censée me représenter. Debout, en première position, le cheveu lisse, la jupe noire et la poitrine parfaitement mise en valeur par un chemisier ajusté. Souriante, vaillante, indémaillable. Assise, moi encore, la même expression sereine, le pied droit légèrement en dehors, les cuisses jointes, mais l’ouverture était facile, lisait-on, la manette de réglage permettant de plier l’objet sans effort et de le ranger dans un minimum d’espace (derrière une porte, dans un placard, à la place ordinairement dévolue aux amants de passage). Tout semblait prévu, aucun détail négligé. Une prise était installée à l’arrière de la table pour alimenter ma centrale thermique, ou n’importe quel accessoire nécessaire à l’entretien de mon intérieur. En guise de conclusion, et avant les salutations d’usage, le directeur général tenait à me signaler qu’il était à mon entière disposition pour me prouver sa reconnaissance, et la solidité de son matériel. Je l’imaginai s’allongeant sur le vaste plateau chauffant, à titre de démonstration. Un de ses techniciens presserait sur la pédale, le bruit de la turbine, ce vrombissement d’insecte pris au piège s’élèverait, me rappelant les sous-sols du lycée et sa chaudière qu’inlassablement je décrivais dans mes romans, lieux de toutes les débauches, de tous les égarements.

J’avais les cheveux très longs à l’époque, châtain clair et fourchus, je m’asseyais dessus et passais la plupart de mes cours à en dédoubler les pointes. Nous étions trente-trois filles dans la classe, trente-trois filles pour un garçon. L’établissement avançait à pas compte ?s sur le chemin de la mixité. Chaque élève avait son petit geste parasite qui l’aidait à supporter la station assise, se ronger les ongles, griffonner dans les marges, mordiller un crayon ou l’éplucher, selon, il y en avait même une qui se caressait sans fin, et apparemment sans jouissance. Son corps restait immobile, tendu vers l’estrade, comme s’il aspirait les mots du professeur. Voilà qui me fascinait, cet espace en creux au centre de la classe, trou noir où s’engouffraient les forces vives de l’Education nationale. Parfois Solange, disons qu’elle s’appelait Solange, portait son index à sa bouche. Elle constituait un réservoir de salive tout près de sa lèvre inférieure, ainsi n’était-elle pas obligée d’enfoncer le doigt. J’avais honte de la regarder, d’ailleurs je ne la regardais pas : je la voyais. Je m’asseyais en biais, appuyée contre le mur, dédoublant, oui, je dédoublais. Les bribes de cheveux tombaient en spirale sur mes genoux. Les filles aussi se scindaient en deux groupes : celles qui avaient couché, et les autres. Les séjours linguistiques chamboulaient régulièrement les données. Le garçon de la classe, originaire de Soisiel, était arrivé puceau. Nos professeurs (toutes des femmes qui le traitaient avec beaucoup d’indulgence, c’est-à-dire comme un être inférieur) nous avaient recommandé de nous montrer ouvertes et amicales à son endroit.

Nous avions sans rechigner appliqué la consigne. Ouvertes nous fûmes, et amicales, surtout à son endroit. Nous l’entrainions dans les sous-sols du lycée, accessibles par la dernière porte des toilettes, porte sans clenche, mais qu’un bon tournevis suffisait à forcer. Notre camarade se laissait gentiment peloter. Il se raclait souvent la gorge, un peu effrayé sans doute par la violence de ses sensations. Il me faisait penser au directeur de la société Jolicœur, très poli, très serviable, allongé sur la planche à repasser et son molleton double épaisseur en fibres spéciales traversantes, le directeur qui avait tout prévu : il était propre, rasé de près, son sexe se dressa, je le pris dans ma main comme jamais aucun manuel ne me l’avait enseigné, je le branlais et j’aimais le branler — c’était très important pour lui, ce plaisir qu’il sentait monter en moi, mon émotion, cette jouissance qu’il percevait lorsque son gland touchait la partie souple de ma paume. Le ventre moite du directeur, la semelle luisante de la centrale thermique et tandis que mes souvenirs allaient et venaient sur la peau lisse de l’adolescent, la jeune peau marbrée de ce camarade inoubliable, dont j’oublierais pourtant le nom, le visage même, tant mon attention se portait ailleurs, tandis, donc, nous narguant, qu’une vapeur impeccable sortait des trous biseautés du fer, de petits jets bien précis, bien drus, il me dit de serrer un peu plus. C’est le directeur qui parle à présent, « serre un peu », répète-t-il, et il a raison, je suis ailleurs, je pense à autre chose, au regard creux de Solange — j’ai entendu sa voix, la voix du directeur en personne, il ne se contente plus de m’envoyer du courrier, il me parle, à moi, la sous-merde qui un jour lui a commandé un lot de torchons à trente francs, et peut-être encore une paire d’oreillers anti-acariens, la cliente fidèle qu’il croit embobiner à coups de mugs romantiques — il en redemande, s’abaissant à me tutoyer, n’arrête pas dit-il maintenant, je t’en supplie, encore, achète encore.

Ses mains puissantes m’attirent vers lui, elles cherchent le chemin du creux, le chemin de la vie, un doigt dedans, les autres pressant mes fesses, les empoignant, surpris sans doute, ayant froncé ma jupe sur mes hanches, de ne trouver qu’une si mince barrière, une dentelle de rien du tout dont il devine la couleur : noire, forcément noire — la femme blonde porte toujours sa panoplie lorsqu’elle repasse, on ne sait jamais qui peut (...), un jour c’est un pompier qui fait du porte-à-porte pour vendre des calendriers, elle saisit immédiatement le but de sa visite : on est au mois d’avril, un peu tard pour les étrennes, à point nommé pour les étreintes, elle l’invite à se débarrasser, comme il est suggéré dans les bonnes maisons. Il pose ses petites affaires sur le sofa, le camion l’attend en bas avec les autres pompiers, il a une bourse plus grosse que l’autre et c’est très excitant de la voir remonter, ou de l’imaginer remontant, à mesure que le directeur me caresse — je ne sais si je peux avouer qu’il m’encule, ou qu’il m’encolle comme le suggère le correcteur orthographique de mon ordinateur vieillissant, mais c’est bien ce qu’il tente après m’avoir mouillée (ainsi collais-je mes premiers tracts politiques sur les murs de l’école, à la salive, mon frère écrivait : « Pompidou, des sous », et nous léchions derrière) ; le sexe du pompier était bien ourlé et bien dur, mais pas trop gros et ça rentrait sans douleur à fond, jusqu’à la garde. Il connaissait ses classiques, clito et compagnie, pour le point G viser le nombril. Je jouis avant lui, d’une jouissance sèche, purement physique, sans déploiement. Quand la sirène retentit, pour l’appeler sans doute, le pompier partit à son tour. Je lui donnai un mouchoir en papier et me retrouvai seule avec mon repassage, allongée sur la moquette, une vraie pattemouille. Le directeur général de la société Jolicœur sentant que j’étais de nouveau ailleurs, dans mes pensées, malgré ma paume qui travaillait avec rigueur, eut la délicatesse de me prévenir : il allait venir.

[gris]Marie Nimier[/gris]

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