Ernest Feydeau - Souvenir d’une cocodette (extrait)
Le 16/09/2009
Comme je venais d’avoir seize ans, étant déjà toute formée, ma mère, qui ne se défiait pas assez de mes juvéniles curiosités, était en possession d’un amant que je ne pouvais voir, même en peinture, et qui, sans doute afin de ne pas donner de jalousie à sa belle amie, affectait de montrer pour moi les sentiments les plus hostiles.
M. Gobert, je dois l’avouer, quoiqu’il fût homme du monde et riche, en aucun temps de ma vie n’aurait été mon fait. Il affichait une rigidité de principes et une austérité de langage qui me semblaient absolument incompatibles avec la qualité d’amant d’une femme mariée. Ma mère le disait aimable ; pour moi, il m’était impossible de reconnaître en lui autre chose qu’un pédant sot et prétentieux. Il avait la manie de nous faire la leçon, à mes sœurs et à moi ; il nous prêchait l’économie, comme si, à nos âges, il nous eût été possible de faire des dépenses ; il avait même l’impudeur de m’engager à me vêtir avec simplicité, moi, pauvre et belle fille de seize ans, obligée par la jalousie de sa mère à porter des robes abricot, disant effrontément que les plus belles parures des femmes étaient les qualités du cœur et de l’âme !
Je travaillais habituellement à préparer mes leçons dans la salle à manger. Deux portes qui se faisaient face donnaient entrée dans cette pièce. L’une était celle de l’antichambre, l’autre, celle de la chambre à coucher de ma mère. M. Gobert, quand il venait la voir, ce qui lui arrivait presque chaque jour, entrait par la première de ces portes, me faisait en passant un salut cérémonieux, s’éloignait par la porte de la chambre à coucher, et j’entendais presque aussitôt le froufrou de la robe de soie de ma mère qui s’approchait à pas de loup et donnait bien discrètement un tour de clef à la serrure.
Or, un dimanche matin, M. Gobert étant entré comme d’habitude chez maman, le tour de clef, je ne sais pourquoi, ne fut pas donné, sans doute l’avait-on oublié ; et moi qui, depuis bien longtemps, me demandais vainement ce que ma mère et M. Gobert pouvaient faire, enfermés ensemble, je sentis, ce jour-là, ma curiosité décupler. Sans bien me rendre compte de la portée de l’indiscrétion que je méditais, sans même prévoir à quel point je pourrais être embarrassée de la découverte que je voulais faire, ressentant de terribles battements de cœur, comme si j’eusse été dans l’attente d’un grave événement, je me levai sans bruit de la place que j’occupais à ma table de travail et m’approchai tout doucement de la serrure. Me pencher, appuyant une main au montant de la porte, braquer mon œil dans la direction voulue pour voir ce qui se passait dans la chambre à coucher, fut l’affaire d’une seconde ; mais je fus mal récompensée de mon manque de discrétion. Je ne vis rien que des choses confuses. L’impossibilité d’y rien comprendre irritait cependant ma curiosité.
Il faut se rappeler que j’étais déjà presque une femme, entièrement innocente cependant, ignorante, affamée de connaître toutes les choses qu’on me cachait. Il est bon aussi de savoir que dans mes imaginations les plus osées de jeune fille, j’étais à mille lieues de soupçonner la réalité de ce que mon père, dans son langage pittoresque, appelait la “ gymnastique de l’amour ”. Mon père, qui n’aimait point à se gêner, comme on le sait, disait parfois à table, devant moi, des choses qui me faisaient croire que, entre un homme et une femme enfermés ensemble, il devait y avoir un échange de caresses passionnées ; mais je ne songeais même point à approfondir ce qu’ils pouvaient faire de spécial. Cependant, ce jour-là, je me sentais si bien aiguillonnée par la curiosité, qu’une tentation folle me saisit, et, sans même réfléchir aux conséquences que pouvait avoir mon action, je tournai brusquement le bouton de la porte et j’entrai dans la chambre.
Ce que je vis me cloua au seuil. C’est à peine si j’eus la présence d’esprit de refermer la porte derrière moi. La chose était étrange, accablante pour une jeune fille chastement élevée comme je l’avais été. Il me fut, tout d’abord, impossible d’y rien comprendre. Tout au fond de la pièce, les jambes allongées, le vertueux M. Gobert était assis sur une chaise posée contre la muraille. Et ma mère, qui portait pour la circonstance de délicieux bas de soie rose et une ravissante robe de chambre en taffetas bleu glacé d’argent, ma mère, ma sainte mère... comment dire cela, mon Dieu ! sans mourir de honte — ou de rire ?... A genoux donc, s’il faut tout dire, entre les jambes du grave M. Gobert, ma mère inclinait sa jolie tête blonde dans une sorte de prosternation dont l’apparente humilité me laissa interdite. Je crus en effet que ma mère confessait quelque faute à son amant, et la faute devait être lourde à en juger par les soupirs qu’elle arrachait tout ensemble au confesseur et à la pénitente, et par la façon convulsive dont ma mère se frappait le front contre le ventre rondelet de M. Gobert. Mais l’idée aussitôt me parut trop absurde : ma mère n’était pas femme à témoigner d’une telle contrition !
Le couple n’avait pas remarqué ma présence. J’étais à demi dissimulée par un paravent de soie peinte et le tapis épais avait étouffé mes pas. Soudain, ma mère releva la tête et murmura, d’une voix que je ne lui avais jamais entendue : — Ah ! m’ami ! qu’elle est bonne ! bonne ! Tout, je veux tout ! Donne... L’autre répondit par quelques syllabes rauques et confuses que je ne tentai même pas de comprendre tant j’étais hypnotisée par ce que je venais de découvrir. L’objet du culte singulier qui se célébrait devant moi surgissait pour la première fois à mes yeux ! Aujourd’hui encore, quand j’y songe, le rouge me monte au front et une grande chaleur m’envahit. M. Gobert était un sot, un fat, un tartufe, oui. Mais, Dieu, quel homme ! Sa rigidité de principes n’était rien auprès de celle-ci ! Et cette rigidité semblait croître encore, tandis que ma mère multipliait autour d’elle les frôlements, les agaceries, les jeux de mains et de paumes. A chaque geste, M. Gobert répondait par un grondement caverneux, comme s’il était au comble de la colère.
Brusquement, d’un mouvement furieux, il saisit la tête de ma mère entre ses mains crispées et parut vouloir lui faire subir un supplice d’un genre inconnu — de moi du moins. Docile, ma mère reprit ses prosternations rythmiques. Et c’est alors seulement que je compris qu’il lui aurait été bien impossible de confesser quoi que ce fût : le péché le plus véniel lui serait rentré dans la gorge. Je frissonnais de fièvre et de peur, mes genoux pliaient sous moi. Il me semblait qu’au plus secret de moi-même un feu nouveau et terrible venait de naître. J’y portai une main égarée. Il brûla de plus belle. Dans mon délire, je me sentais prête à courir vers ma mère, à rendre les mêmes dévotions qu’elle... Dieu sait ce qui vraiment aurait pu se produire si M. Gobert n’avait tout à coup été saisi d’intolérables douleurs.
Le pauvre homme s’agitait sur sa chaise comme un épileptique. Dans son visage rouge ponceau, ses yeux, complètement révulsés, faisaient deux effrayantes taches blanches. Il émettait un râle régulier d’où émergeaient parfois des mots incompréhensibles. Ma mère semblait n’avoir rien remarqué et poursuivait implacablement son office. Elle en précipitait même la cadence. Sa bouche, large ouverte, fondait à chaque fois un peu plus profondément sur sa proie, tandis que ses mains s’agitaient en tous sens et allaient se perdre fort loin dans les vêtements en désordre de son amant. M. Gobert poussa un cri sourd ; son corps se tendit comme sous l’effet d’une secousse galvanique. Ma mère, soudée à lui, roucoulait comme une colombe amoureuse. Je crus que j’allais défaillir, mes mains se tendirent vers le paravent... qui tomba. Alors, ma mère, sans se laisser désarçonner par ma présence, tourna tranquillement la tête sur l’épaule et me dit, du ton le plus naturel : — Que faites-vous ici ? Retirez-vous. Je sortis, écrasée de sa supériorité.