Karelle Prugnaud
Le 05/05/2009
Elle a le regard bordé de khôl noir, pas la paupière ourlée et langoureusement féline, plutôt un trait expert et décidé, une hyperféminité qui assoit sa présence. Une chevelure qui tombe en vagues enténébrées. Une femme de ring, faite pour le combat, mais qui aurait gardé toute sa charge érotique. On la sait metteur en scène, comédienne, performeuse. Cela ne suffit pas pour cerner son art, comme fait pour excéder. Son rêve au théâtre serait « de voir un cœur qui bat, un corps qui sue, des mains qui tremblent, des culottes qui se mouillent, des cerveaux qui travaillent, des poumons qui crachent, des regards qui violent, des oreilles qui jouissent ». Son univers décortique et dissèque, met à nu l’obscénité. Entretien avec une femme qui ne cesse de scruter le corps et le désir, avec un sens inouï de l’intime. Spéléologue de l’âme humaine, cette femme n’a peur ni du noir des souterrains, ni de celui de sa robe fourreau.
Karelle Prugnaud, comment vous définir ?
Je suis de la mise en fantasme (rires) ! Disons que comme metteur en scène, je monte une scène d’amour au sens large. Je suis également performeuse et comédienne.
Ce qui frappe chez vous, c’est l’acuité à sélectionner des êtres hors normes, mais profondément humains. Avec qui travaillez-vous ?
Avec toutes les personnes qui se transforment ou vont au-delà du corps : comédiens, danseuses, circassiens, contorsionnistes, parfois un bodybuilder, un travesti, un tatoueur, un taxidermiste ou un tondeur de mouton. Le rapport à la peau m’intéresse. Une fois j’ai rencontré une femme qui vivait hors du monde, entourée de renards. Les gens la considéraient comme une sorcière… Je me penche autant sur ceux qui mettent toute leur âme pour être dans le moule que sur ceux qui l’investissent pour être différents.
Quel est l’horizon de votre travail, qu’est-ce qui lui donne cette tension érotique ?
Je m’intéresse au corps-objet, dénué d’existence, donc sans identité, aux personnes qui finissent par être personne, pour tirer le fil humain et retrouver l’identité. Je recherche l’intime, la cassure ou la faille, seuils qu’on trouve dans l’épuisement, vers la fin. La suractivité de l’image me permet de récupérer l’essentiel, comme un tas de terre dans un tamis. Ne reste alors que l’essentiel. Mon travail cherche à dépasser la limite tolérable de l’acteur. Je veux qu’il n’y ait pas de marge, qu’il soit saturé. Dans l’épuisement, le comédien va alors s’affaisser et se livrer. Je traque l’endroit où l’indicible passe, celui qu’on cache socialement. Le rapport à la solitude, la possibilité de l’échange. Parce qu’on ne se livre pas tout de suite en rencontrant quelqu’un…
Vous semblez toujours mettre en scène le désir, comme son impossibilité. Pourquoi ce choix ?
Oui, je me concentre sur le corps, le désir. C’est ce qui meut mon travail. La pulsion érotique est première. Cette pulsion de vie légitime un rapport à la présence et à l’existence. Elle donne envie d’être, de créer, d’agir ; sans désir, pas de nécessité, donc plus d’envie. C’est un rapport rabelaisien, un lien aux sensations personnelles. Consommer des images, regarder la mer, s’enfoncer dans l’eau… Tout cela est érotique. Mais le rapport aux sensations lui-même est érotique ! Mon œil transpose, se fait passeur de l’érotisme. Je filtre avec l’œil de l’éros, plus ou moins consciemment. Je ne parle bien sûr pas du rapport à l’acte amoureux, « couchée dans un lit et pénétrée », mais d’un rapport charnel au quotidien et au désir.
Comment incarner le désir à travers la représentation ?
Souvent, je pars de l’idée du masque, du propre, du dessiné, pour montrer progressivement du contenu qui s’abîme, qui vire vers le chaos. Mettre en scène, c’est créer l’anarchie, l’enrubanner et l’offrir à qui veut. Mais aussi baiser avec le spectateur, le faire entrer dans son monde. Une certaine descente aux enfers, une attention au passage. Le parallèle avec le repas me paraît évident autour de la triade : partager, souiller, détruire.
Au théâtre, derrière le désir, que trouve-t-on ?
La mise en scène renvoie au rapport au temps et à la consommation. Le théâtre, c’est redonner vie à ce qui n’est pas, le temps d’une représentation, qui meurt quand elle s’éteint. Consommer, dévorer et se consumer. Le plaisir n’est qu’un passage, une illusion, comme les vacances, dont la fin est déjà là… Mes spectacles ne sont ni l’apologie du vide, ni celle du silence. Le plateau, dans son rapport à la mort, laisse des empreintes sur un espace qui doit être comblé, à cause de l’attente. Prendre au mieux et au plus vite, car le plaisir va se terminer… Comme lorsqu’une femme s’apprête pour susciter le désir chez quelqu’un : on crée une image, une figure avec des codes. On se met en scène et en jeu, comme un appât. Puis cet appât on le casse. J’aime trouver l’autre dans la souillure et dans la faille…
Dans vos mises en scène, le corps comme l’acteur ne sont pas ménagés…
Oui, mais mon rapport au spectateur conserve du ludisme, des échos enfantins. Il y a toujours une transposition. Au contraire d’un Rodrigo Garcia (metteur en scène et dramaturge Ndla) qui se situe, lui, dans une prise de risque immédiate avec le spectateur et l’acteur. Il joue avec la vie, l’émotion, une angoisse première vivante et volontaire. Moi, je ne vais pas chercher l’angoisse, je garde un ménagement par la transposition. Si je recours à la nudité des corps, ce corps sera nu comme un dessin ou une sculpture. Il sera mis en tableau, en image. Je ne travaille jamais sur la nudité neutre ou sur la victimisation du corps.
Qu’est-ce qui dans votre parcours participe de cette connaissance du désir et de l’intime ?
Je suis née en 1980 à Rennes, puis j’ai vécu en Bretagne, à Saint-Brieuc, enfin en région parisienne. Quand mon père a pris une entreprise d’import-export en aquariophilie, je me suis retrouvée avec des kilomètres de serres… Entre huit et douze ans, je ramassais les poissons morts. Je vivais dans une toute petite chambre, faisais beaucoup de sport, de judo, de handball. J’aimais fabriquer des objets de mes propres mains : bijoux en coquillages ou faits de cuillères transformées, tables de récupérations repeintes… Des lieux où s’exerçait ma rêverie. Je voulais être prof de sport, avocate ou commissaire. Du côté de l’interdit, de la transgression et du danger. À quatorze ans, j’ai commencé le théâtre. Puis ce fut fac de droit et trampoline ; spectacles de rue à Limoges, déambulations comme danseuse et acrobate, où j’ai appris le corps en mouvement, la transposition de l’espace du quotidien, le lyrique. Mais la rue ne laisse pas la transgression totalement libre, sinon elle serait immédiatement censurée. Il fallait à la rue de la grandiloquence. J’avais envie de travailler plus sur les mots. À vingt ans, je pars à Lyon suivre les cours d’un ancien comédien de la Comédie Française. Pour payer ces cours, j’ai fait du téléphone rose. D’où le rapport au leurre et au fantasme. Je parlais de fantasmes toute la nuit, alors que je n’avais eu aucun rapport avec un homme ! Ensuite, j’ai fait du strip-tease à Lyon et en Espagne, cultivant un rapport ludique à la mise en image de soi et du désir. C’était déjà une mise en scène à travers une imposture de l’éros.
Une riche source qui alimente vos réflexions sur la difficulté à échanger…
Oui. Pour communiquer, il faut ôter les carapaces de protection derrière lesquelles on se cache. On vit dans un monde de leurres, centré sur l’image qu’on donne à l’autre, gage d’identité ou de possible rencontre. La communication passe par l’échange, une mise en danger, là où l’on retrouve l’humain.
Comment s’articule votre travail sur le corps ?
Je joue sur des clichés déconstruits ou détournés, comme Marilyn Monroe ou Elvis Presley. Des êtres qui offrent une dichotomie entre la figure représentée et l’être de souffrance, en lutte pour tenir cette figure intenable. Les stars vieillissent, leur beauté est éphémère, à l’opposé d’une poupée qui est tout sauf humaine. Tandis que le corps de l’homme devient plus mâle en vieillissant, la femme a tendance à être recalée vers le déchet. Je mets en scène le corps plastique qui va vers un corps de chair, passant de la consommation à la dégustation. Partie de l’archétype, j’arrive à l’authentique. La poupée plastique devient poupée de chair individualisée. Ce passage de la mécanique à l’humain m’obsède. Je choisis souvent des corps qui correspondent aux stéréotypes ou que j’amène vers le stéréotype en le retravaillant. Mais aussi des corps en rupture, dans l’extrême. Les deux partagent un côté freaks. Pour moi, les corps stéréotypés sont des corps non identifiés. Dans mes spectacles, ils portent des perruques et les archétypes de l’appât censés amener vers le désir. Ces archétypes, je les mets en overdose : overdose du code, des paillettes, de l’exhibition, qui à terme créent du rejet. Ce sont des corps sans peau, sans sensation, des corps à satisfaire le désir de l’autre et sa jouissance. Les stéréotypes ne sont jamais beaux, mais fascinants par leur inhumanité.
Comment dirigez-vous vos acteurs ?
Plus l’actrice a de cadres, plus elle est libre. Je lui montre des postures à travailler en boucle, puis je corrige. Après elle casse ce modèle pour se l’approprier et s’amuser. Certaines thématiques permettent ce second degré. Avec les hommes, j’ai un autre contact. D’ailleurs, j’ai tendance à transformer les hommes en femmes ! La femme est déjà suffisamment homme en elle-même. Il est plus facile d’amener un homme vers une féminité qu’il a tendance à nier, en mettant en avant une sensibilité, avec des symboles clichés. La féminité est un code, une panoplie, un costume, un masque. Une femme en costume reste féminine ! Le côté masculin est lui très présent dans la femme, et puis elle perdrait beaucoup à nier sa sensibilité. Je m’intéresse aussi au passage de l’imposture à la posture. On ne vit que dans des règles, très chorégraphiées. Dans l’appropriation de l’acteur subsiste alors peu de spontanéité. Sauf dans la vie qu’il mettra à jouer.
Votre image du corps et du désir s’est-elle bâtie sur (ou contre) des modèles ?
J’ai été très conditionnée par une génération télé qui plonge dans des carcans de codes aseptisés qui se rapprochent de l’horreur. J’adore Orlan, cette plasticienne qui met son propre corps en scène à travers des opérations. Elle utilise la chirurgie esthétique, qui amène d’ordinaire à un idéal du corps conforme avec pour modèle la poupée, et se transforme en une œuvre qui n’est pas consommable. Elle pose le rapport au concept de la beauté : comment sortir de l’animalité pour devenir consommable ? En fait, chacun intègre le sien qui devient autorité et norme. Mais ce concept fait peur, car si tu ne corresponds pas, tu es tout de suite blâmée. Pour moi, le corps marketisé, objectalisé et déterminé finit par nier l’identité.
D’où votre attrait pour le renversement des codes visuels ?
Oui, pour les transgressions. Le côté Barnum. Ce qui m’intéresse, c’est montrer le monstrueux, au sein même du corps le plus beau. On a par exemple repris La Brûlure du regard dans une performance avec une femme énorme — à la Bagdad Café. Elle coupait du jambon avec un opinel géant et une autorité étrange, entourée d’une horde d’hommes-chiens habillés de costards-cravates. Mais avec des chemises très courtes, des slips kangourous, des chaussettes ridicules et des visages tout blancs. Ils étaient tous coiffés comme des Ken ! La femme se mettait nue, révélant un sexe avec des poils très longs, comme un monstre hyperféminin qui soulèverait la question : « Que caches-tu en toi ? »
Dans vos spectacles, la mise en scène du corps va très loin, quels artistes vous ont influencée ?
Tod Browning avec Freaks, la monstrueuse parade (un film de 1932 Ndla). Mais aussi les photographies de Joel Peter Witkin, avec ses corps morts plus vivants que nature. Le plasticien Jan Fabre également, que j’ai d’abord découvert par ses textes. Par exemple, il fait de la transpiration une image d’Épinal et sublime ce que l’on a tendance à rejeter.
Où se situe alors pour vous le monstrueux ?
Le monstrueux est dans la faille, l’endroit non normé, l’endroit de l’intime qui devient unique. Contre le monstrueux social. J’aime ce qui n’est pas montrable, ce qui transgresse la règle et peut encore susciter l’émotion. Comme Eugène Durif qui joue dans ses textes avec les mots, les sort des codes, leur donne un autre sens en les faisant danser. Il va vers les mots qu’on n’a pas envie d’entendre, vers la faille. Il met le doigt dans la plaie et montre des images, comme les trous vides d’un visage…
Le monstrueux négatif serait lui du côté de l’obscène ?
L’obscène, c’est la négation de l’émotion : un film porno organique, chirurgical. On ne sent plus l’humain derrière : des sexes sans hommes ni femmes, dans la négation de l’identité, le non accès à l’autre.
Est-il plus difficile de définir l’amour que le désir ?
Oui, car l’amour est singulier. Il touche un autre endroit, au-delà de la pulsion. Avec l’amour on est hors champ.
Qu’est-ce qui rend selon vous une femme belle et désirable ?
Une femme qui bouge librement, quelle qu’elle soit. La beauté du code ne me dérange pas, mais j’aime un corps libre, qu’il soit gros, petit ou obscène… Un corps qui a le poids de la vie, qui s’offre. La poupée se fait prendre, mais elle ne s’offre pas. Elle est offerte par nature. Simple fruit de la consommation, elle se fait prendre. Je remarque qu’on vit dans un monde assis, qu’on est de moins en moins appelé à bouger. Le corps devient virtuel. Plus de corps tonique, mais le règne du corps-flaque qu’on ne sent plus.
Vous semblez vous donner entièrement dans vos spectacles…
Je ne pourrais les faire s’ils n’étaient pas nécessaires. Le spectacle, c’est un voyage dans un monde qui est le sien. Il ne peut exister que s’il va jusqu’au bout. Seul importe qu’il soit sincère, vrai et entier.
[gris]Ingrid Astier[gris]
http://www.myspace.com/karelleprugnaud
http://www.theatre-contemporain.net...
[gris]Karelle Prugnaud en quelques dates
1980 : naissance à Rennes
Puis études de droit et DEUST Métiers de la culture à Limoges, spectacles de rue, acrobate, danseuse.
2003 : mise en scène d’Utaresia aux Subsistances à Lyon, d’après des textes de Jean-Michel Rabeux, Catherine Breillat, Alina Reyes…
2005 : mise en scène de Cette fois, sans moi d’Eugène Durif au Théâtre du Rond-Point
2006 : stage au Théâtre de la Bastille avec Jean-Michel Rabeux
2007 : mise en scène d’À même la peau d’Eugène Durif au festival 20SCENES de Vincennes
2007 : mise en scène de La Femme assise qui regarde autour de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre
2008 : mise en scène de La Nuit des feux d’Eugène Durif au Théâtre National de la Colline
2008-2010 : travaille au projet du Cirque Baroque 4’sous d’cirQ
2010-2011 : mettra en scène Kawai Hentai, un cabaret électro-manga
[/gris]
Commentaires (1)
recherche d identité permanente ,destruction donc construction,creation d un monde de sensualité ,ne te perd pas ,tu est belle a l interieur comme au cap....