Le Manoir, conte de fées pour adultes X
Le 05/11/2010
La dernière chambre.
J’avais visité toutes les pièces, j’avais fait l’amour avec des objets, avec des hommes, devant des hommes et des femmes, je les avais laissé pénétrer en moi, j’avais repoussé aussi loin que j’avais voulu mes limites, mais elles étaient toujours là, seulement maintenant je le savais, et je les acceptais. Cette maison, ces hommes, ces femmes, m’avaient ouvert des horizons inconnus et je leur en étais reconnaissante. Cependant, seule dans mon petit jardin, en train d’arracher mes orties, je me surpris en train de penser à ma première rencontre dans ce manoir, au beau Vim, à ses mains et à sa façon si douce et si agréable de faire l’amour, et j’eus un serrement de cœur à la pensée que je ne le reverrais sans doute jamais. En effet, au cours des visites qui avaient suivi notre rencontre, je ne l’avais jamais croisé dans la maison ni au-dehors, et j’en étais venue à penser qu’il était parti. Cela m’attristait un peu. Je décidai d’en avoir le cœur net et allai rendre une ultime visite à Sonia.
Lorsque, comme à mon habitude, j’entrai dans le manoir sans frapper, j’entendis le son d’un piano qui semblait provenir du salon cosy dans lequel Vim m’avait installée, la première fois. Je me demandai qui pouvait jouer cette mélodie un peu triste qui s’accordait si parfaitement avec mes états d’âme du moment. J’entrai dans le salon et vis Sonia au piano, ses longs cheveux gris suivant docilement le mouvement de sa tête qu’elle inclinait de temps à autre pour donner plus de profondeur aux accents mélancoliques de la musique. Elle ne m’entendit pas approcher, alors j’attendis qu’elle eût fini, puis je l’applaudis. Elle se tourna vivement vers moi, parut surprise, puis la joie se répandit sur son visage.
— J’espérais tant que vous reviendriez…
— Sonia, je voulais encore vous remercier, et j’avais quelque-chose à vous demander.
— Quoi donc, mon enfant ? Je ferai ce que je peux pour vous l’accorder.
— Je me demandais, vous savez, l’homme qui m’a accueillie la première fois, Vim…
Je vis son regard s’embuer, ses lèvres trembler un peu, et j’eus un frisson d’horreur. Se pouvait-il que Vim soit mort ? Sa voix se fit un peu rauque, hésitante.
— Alors, c’est… C’est pour lui que vous venez ?
— Oui, je voudrais le revoir, Sonia.
— Et pourquoi donc voudriez-vous le revoir ?
— Parce que… Parce que j’ai le souvenir de la première fois que je l’ai vu, de ce que nous avons fait ensemble, et je pense toujours à ce moment. Si cela n’avait pas été aussi bien, cette fois-là, je ne serais peut-être jamais revenue. J’ai eu beaucoup de chance de le rencontrer, lui aussi.
— Non. Je pense que c’est lui qui a de la chance.
En disant cela, elle semblait étonnamment émue. Après un instant où je la regardai, interloquée, elle sourit et se leva, puis le visage de Sonia changea, tout son corps changea à vrai dire, d’une façon que je n’aurais pas crue possible. Elle se redressa et parut tout à coup bien plus grande, plus carrée. Elle ôta le foulard rouge qu’elle portait depuis que je la connaissais, et je vis ce qu’elle avait voulu me cacher. Elle passa une main dans ses cheveux, ôta la perruque grise et révéla ses cheveux courts, bruns et bouclés, puis décolla doucement le masque ridé qu’elle s’était mis sur le visage. Enfin, elle frôla délicatement ses yeux et en enleva les lentilles de couleur marron qui masquaient ses prunelles bleu glacier. En cinq minutes, Sonia n’était plus là, et Vim était devant moi. J’étais abasourdie, incapable du moindre geste. Il me sourit encore, ce sourire me rappela la fois où nous étions tous les deux dans la petite pièce sombre, et je compris tout.
— Vim, c’est toi ? C’était toi, tout ce temps ? Sonia, c’était toi ?
— Oui Élise, Sonia, c’était moi. Hormis les fois où tu as vu plusieurs personnes dans cette maison, il n’y a jamais eu que moi ici. C’est moi, le propriétaire du manoir.
— Plusieurs personnes à la fois, que veux-tu dire ? Et les fois où il n’y avait qu’un seul homme ?
— Élise… Tu ne devines pas ?
— TOI ? C’était toi, toujours avec toi ? Le docteur ? Le gros type ? Le flic ? A chaque fois, c’était toi ?
Je posais et reposais la même question, mais au fond, je le savais. C’était Vim, toujours et encore, l’homme avec qui j’avais fait l’amour dans toutes ces pièces et au gré de mes envies. C’était pour cela que j’attendais toujours plusieurs minutes entre le moment où Sonia me faisait entrer et celui où un homme me rejoignait dans la pièce. C’était lui qui s’était métamorphosé, qui avait invité des figurants, qui m’avait initiée, selon ma volonté, à des plaisirs qu’autrefois j’ignorais ou je m’interdisais. Je compris pourquoi je m’étais laissée aller, pourquoi j’avais fait confiance si spontanément et contre toute logique à ces inconnus, leur livrant mon corps, me servant du leur. Parce que c’était lui, et que mon corps le reconnaissait sans jamais se tromper. Bien sûr, il y avait quelque chose de surnaturel dans sa capacité à changer d’apparence, ainsi que dans l’étonnant agencement des pièces du manoir destinées à mettre en scène mes fantasmes. Le manoir entier était magique et Vim en était le sorcier, un sorcier solitaire qui attendait là son âme damnée. Il l’avait trouvée. Je m’approchai. Cette fois, je ne voulais ni d’un gros homme lubrique, ni d’un flic grossier et violent, ni d’un vieux docteur pervers. J’avais juste envie de Vim, envie qu’il me prenne dans ses bras. Ce qu’il fit, puis il m’embrassa doucement, comme la première fois, et la sensation de sa bouche sur la mienne, de sa langue contre la mienne, de ses mains sur ma nuque, était bien plus réelle et bien plus forte que toutes les péripéties que j’avais vécues.
— Tu es une personne assez incroyable, me dit-il dans un souffle. Un moment, je me suis demandé si j’arriverais à te suivre jusqu’au bout, ou si je devrais arrêter la partie.
— Vraiment ? Je croyais que…
— On a tous nos limites, Élise. Je suis comme tout le monde. Heureusement que mon manoir n’est pas plus grand. La dernière fois, dans la cave…
— Quoi ?
— Je les avais tous invités, Claire et les pseudo-étudiants, et puis j’ai failli renoncer. Je ne voulais plus, je n’aimais pas cet univers clinique que j’avais créé, j’avais peur qu’il t’effraie, et j’avais peur de ce qui s’y passerait. Le professeur, c’était moi aussi, bien sûr. Claire t’a vue entrer, t’a fait prendre une douche et te préparer, et elle est revenue me voir pour me convaincre de continuer, elle me disait qu’elle était sûre que tu la suivrais, alors je l’ai fait.
C’était touchant, cet homme qui me disait sans honte et sans pudeur que nos petites entrevues l’avaient troublé aussi, et l’avaient conduit à se demander jusqu’où il pourrait aller. J’aimais cela, j’aimais savoir qu’après tout, nous étions semblables, pas des bêtes de sexe prêts à tout mais des êtres humains normaux cherchant l’équilibre entre désirs et tabous, entre raison et passion.
— Mais dis-moi, comment savais-tu ?
— Quoi ?
— Que je viendrais aujourd’hui ? C’est Sonia que j’ai rencontrée, pas Vim. Pourquoi étais-tu déguisé ?
— J’aimais bien Sonia… Et je savais que tu l’aimais bien. Alors je me disais que, peut-être, si Sonia étais là, tu viendrais aussi…
— Et que ce serait toi que je choisirais, la première fois, comment tu pouvais le savoir ?
— Je ne pouvais pas le savoir, Élise. Tu pouvais choisir un autre homme, cette fois-là et les autres, mais à chaque fois tu m’as choisi moi, ce qui fait qu’il n’y a qu’avec moi que tu as fait l’amour dans cette maison, si je ne compte que les êtres vivants (il sourit en disant cela).
— Et si j’en avais choisi un autre ?
— Toi seule devais décider de tout, et quoi qu’il arrive, j’étais prêt à l’accepter.
— Tu avais tout prévu, alors ?
— Oui, comme tu dis. Presque tout. Il s’arrêta, un peu embarrassé.
Je plongeai mon regard dans le bleu polaire de ses yeux, et compris ce qu’il n’avait pas prévu : se retrouver pris au piège de ce lien que nous avions tissé tous les deux, et qui dépassait maintenant la dimension purement charnelle qu’il avait au début. Je sus aussi que ce ne serait pas ma dernière visite au manoir. Vim me glissa à l’oreille :
— Mais je t’ai menti, l’autre fois. Il y a une pièce que tu n’as pas vue.
— Laquelle ?
— Ma chambre, à moi.
Il me conduisit en me tenant par la main dans une petite chambre au premier étage, meublée d’un grand lit et d’une armoire en chêne. C’était simple et accueillant, et c’était la première fois que j’entrais dans une pièce qui n’était pas dédiée à mes propres fantasmes, mais lui appartenait, à lui. Je le regardai, lui tenant toujours la main, et il me sembla que la fraîche simplicité de cette pièce nous lavait de toutes les turpitudes que nous avions vécues ensemble.
Je me sentis littéralement aspirée en arrière dans le temps et d’un seul coup, j’ai seize ans, je n’ai jamais fait l’amour et je suis là dans cette pièce, craintive et décidée, avec l’homme, le premier. Il m’embrasse et je pose en hésitant mes mains sur son torse, puis il me caresse doucement, il arrive à me déshabiller et à se déshabiller en même temps et me montre ce corps d’homme nu que je n’ai jamais vu, je le regarde, je suis curieuse, je le trouve beau, étrange, nouveau. Je suis nue aussi devant lui et cela ne me dérange pas, je vois qu’il aime mes petits seins pointus, mon ventre plat, ma toison bouclée. Il me conduit vers le lit, je m’allonge avec lui, nos peaux sont chaudes et se touchent, je sens sa bouche me parcourir depuis mon cou vers mes seins, puis il descend, écarte mes jambes et je sens sa langue, une sensation vertigineuse m’envahit, je me cambre mais il continue, je voudrais m’empêcher de gémir mais je ne peux pas. Il introduit doucement un doigt, pas trop loin, je sens un liquide chaud couler entre mes jambes, il le lèche, et je ne suis qu’attente, désir, impatience. Alors il vient se poser sur moi, son sexe raide pénètre le mien, je sens une douleur fugace que j’oublie aussitôt puis il est tout entier en moi, écartelant ce creux tout étroit de n’avoir jamais été pris, et j’ai la sensation d’être partagée, fendue en deux, je m’ouvre à lui, et il me prend.
Vim et moi restâmes ainsi, son corps souple posé sur le mien, sa bouche contre la mienne et ses yeux mi-clos, et je le laissai aller et venir en moi puis me guider, d’un ciel à l’autre, jusqu’à l’orage.
J’ai trouvé à la cave de quoi endormir un éléphant et j’ai réussi à en remonter une bouteille de gaz pleine. Cela fera l’affaire. Nous avons passé cinquante ans ensemble, lui et moi. Un instant, un claquement de doigts. Il nous aurait fallu dix siècles, mais c’est ainsi. Nous avons pris tout ce qui nous a été donné. Je ne regrette pas un instant. Tout est en ordre, on ne retrouvera rien, hormis peut-être ce manuscrit que je vais mettre dans une cassette en métal et enterrer au pied du buis. Ensuite, l’explosion va pulvériser le manoir, qui tombe en ruine de toute façon, comme tout ce qu’il contient. La magie de ce lieu va s’arrêter pour toujours. C’est mieux ainsi. Maintenant, je vais m’asseoir dans le salon, dans le vieux fauteuil en chintz tout décati, et m’endormir en regardant la photo que Vim avait faite de moi, il y a presque cinquante ans. C’est fini.
La jeune femme pompier volontaire referma le manuscrit et le remit dans la cassette en métal, qu’elle enfouit à nouveau dans la terre. Ensuite, elle releva le buis déraciné et entreprit de le replanter en espérant qu’il reprenne malgré l’explosion qui l’avait beaucoup endommagé. L’eau qui coulait des décombres fumants vint arroser la motte de terre qu’elle tassait autour de son pied. Aussitôt, les feuilles noircies du buis reprirent une belle couleur verte et leur aspect vernissé. Elle se redressa, étonnée, et constata qu’il avait une drôle de forme. Elle passa une main sur son front. L’histoire qu’elle avait lue et la résurrection soudaine de l’arbuste l’avaient un peu remuée. Un de ses collègues vint vers elle.
— Ça va, Élise ? Tu es toute pâle. C’est vrai que c’est pas joli à voir, tout ça. Tu aurais mérité mieux pour ton anniversaire. Au fait, bon anniversaire, alors !
Il lui posa une bise sur la joue, et elle le regarda. Son visage était couvert de suie et ses yeux bleus scintillaient. Elle le trouva soudain très attirant. Elle l’embrassa sur la bouche, puis le prit par la main et l’entraîna vers le camion. Elle lui ôta à la hâte sa tenue de protection, comme on arrache l’emballage d’un paquet-cadeau. C’était bien son anniversaire, elle avait juste trente ans.
[gris]Fairy Tale[/gris]
© Irina Chirkova - Fotolia
Commentaires (6)
Quelle fin !!! Merci à Fairy Tale de nous avoir tenus en haleine pendant tous ces épisodes et bravo pour l’originalité de son récit. Bientôt "Le Manoir, Le film" ??
Belle imagination, ça me donne envie de tous les relire.
Merci encore et comme mon imagination s’épuise vite je ne saurais que trop encourager ceux et celles que ça intéresse d’inventer d’autres pièces au manoir... ou sa reconstruction...
très belle histoire
J’attendais le X avec impatience et je ne suis pas déçue !
Bravo, bravo ! Belle écriture, grande imagination, joli feuilleton. J’ai apprécié.