Portrait d’artiste : Tracey Emin
Le 27/04/2009
Avec sa gueule de pirate, et son corps de diva italienne, Tracey Emin ne passe pas inaperçue dans les pages people des magazines britanniques. Chez nos voisins, les stars de l’art contemporain et plus particulièrement les YBA (Young British Artists) sont élevés au même rang que celles de la pop ou du cinéma. On retrouve Tracey Emin dans des publicités pour Vivienne Westwood (une de ses amies) ou pour le gin Bombay Sapphire, quand elle ne dessine pas un sac pour la marque Longchamp. L’artiste a même sa rubrique hebdomadaire dans The Independant, comme un blog où elle ne parle que d’elle et des petits détails intimes de la vie d’une femme ! Mais attention : « Tracey Emin n’est pas le genre de fille que votre grand-mère apprécierait » pouvait-on lire il y a quelques années sur le site de sa galerie !
L’inspiration c’est la vie !
C’est dans sa vie, et la part la plus personnelle, qu’elle tire son inspiration « Ce qui m’habite, c’est ce que je fais ! » dit-elle. Parcourir l’œuvre de Tracey Emin, c’est parcourir sa vie et c’est en connaître tous les détails, les plus personnels voire sordides : abusée à 8 ans, violée à 13 ans, ses avortements, sa tentative de suicide, ses maladies vénériennes, son alcoolisme, sa dépression, ses fausses couches, … Elle n’a pas peur de se montrer nue au sens figuré et au sens propre comme le prouvent ses images d’un catalogue paru en 1998 où elle peint nue prenant comme modèle sa propre chair. Le critique d’art britannique, Neal Brown, commentera : « Tracey Emin a de gros seins et vient de Margate ; elle est aussi une activiste, une artiste religieuse qui cherche à concilier les joies et peines de la vie, à travers son art… Qui a dit un jour qu’elle avait besoin de l’art autant que de Dieu ! ». Elle peut aussi apparaître saoûle dans un show télévisé populaire, ou déclarer à ses interlocuteurs : « Je peux jouir quand on m’embrasse. C’est un luxe ! ».
Des origines
Née en 1963 à Margate, une station balnéaire anglaise, face à Dunkerque, d’un père turc chypriote qui avait deux familles, donnant une partie de la semaine à chacune, et d’une mère résignée. Au début de son enfance, c’était le bonheur quand ses parents étaient les gérants d’un hôtel international qui périclita avec la station balnéaire. A sept ans, l’hôtel ferme, sa mère divorce et l’élève…Violée à treize ans, elle se met à collectionner les aventures sans lendemain, le sexe devenant une fuite en avant. Elle reviendra plus tard sur cet épisode de sa vie dans une vidéo intitulée Why I Never became a Dancer. Des séquences super 8 de la station balnéaire sont accompagnées d’une voix off où elle raconte, en détail, ses relations sexuelles alors qu’elle était mineure, relations avec des hommes beaucoup plus âgés. Puis la danse est devenue sa passion, un nouveau moyen de fuite.
L’art c’est la vie et inversement
Qu’importe le support, du moment qu’elle s’exprime, qu’elle « crache » sa haine, sa déchéance : vidéos, mais aussi dessins, broderies, installations, néons…. Avec My bed une de ses œuvres majeures qui date de 1999, elle y expose son lit, laissé en l’état et en quel état : draps sales, préservatifs usagés, cadavres de bouteilles, culottes portées... Exposant ainsi sa sphère intime dans un espace public. Autre œuvre emblématique, Everybody I have Ever Slept With, de 1995, où elle a brodée sur la toile d’une tente de camping les noms de tous ses amants depuis 1963, dont son violeur. On peut en dénombrer 102 (comprenant également ses amours platoniques tient-elle à souligner). C’est le collectionneur Charles Saatchi qui l’a achetée pour 40 000 livres, puis présentée dans la fameuse exposition Sensation, ce qui permit à Tracey Emin d’être nominée au Turner Prize, prix d’art contemporain très populaire au Royaume-Uni. Mais la pièce fut détruite dans l’incendie de l’entrepôt du collectionneur en 2004, avec d’autres œuvres majeures de la Young British Artists. Sans oublier cette autre œuvre emblématique de 2007 : un drapeau de 6,5 m sur 4,2 m qui flotta à 30 mètres au-dessus des jardins du Jubilé, en plein cœur de Londres. Cet immense drapeau représente un énorme banc de spermatozoïdes, sur lequel on peut lire en lettres capitales rouges le message suivant : "One Secret is to Save Everything" ("Le secret est de tout garder"). Ralph Rogoff, le directeur de la Hayward Gallery qui a commandité cette oeuvre, a expliqué que le message "met en exergue le goût du paradoxe et de l’ambiguïté propre à Tracey", en insistant sur la capacité "subversive" de l’artiste.
Une artiste multiple
Tracey Emin, n’est pas seulement une femme d’images : elle écrit de nombreux textes, des broderies pleines de sentiments, des écritures au néon « Kiss me, Kiss me, comes my body in love » ou « Fantastic to feel beautiful again », voire des lettres d’une écriture de vitesse, faites de bâtonnets, comme s’il y avait urgence à coucher ses sentiments : « life- feeling so alive, is so fucking scary " ou écrit en gros « I need too fuck ». Dans son livre Exploration of the soul (1994), elle relate sa triste défloraison. Aujourd’hui elle revient au dessin après l’avoir pratiqué à ses débuts, fortement influencée par les peintres de la chair comme Egon Schiele ou Edward Munch : ses dessins ressemblent plus aux graffitis que l’on déchiffre dans des toilettes publiques, semblants de corps, de sexes, d’images éparses de perversité, mais aussi de cris et de douleur ! Son viol est une douleur constante, sa sexualité la base de son œuvre, mais aussi la sphère intime qu’elle expose au public… Tracey Emin exploite ce moment de sa vie pour l’insuffler dans ses œuvres. Elle s’explique sur son œuvre : « Ca concerne des choses très très simples, et qui peuvent être vraiment difficiles. Les gens ont vraiment peur, les gens deviennent amoureux, les gens meurent, les gens baisent. Ces choses peuvent arriver et tout le monde les connaît, mais on en parle peu. Tout est recouvert d’une sorte de politesse, continuellement, et surtout en art parce que l’art est souvent destiné aux classes privilégiées ». Les hommes sont absents : ils ne sont que des prénoms brodés comme un trophée de chasse, des silhouettes lointaines….
Quand l’art sauve la vie
Désormais travailleuse de l’art, Tracey est exposée dans le monde entier et a une vie bien réglée : « Je me lève tôt et je pars nager à la piscine. Vers 10h30 je commence à travailler à mon atelier jusqu’à 18h, 19h… Après j’ai besoin de rentrer chez moi avec mon chat et ma vie. C’est ce dont j’ai besoin, quel ennui, mais c’est la vérité » Un ennui qui commence à porter ses fruits : « Jusqu’à maintenant les relations amoureuses n’étaient que cris, pleurs, bagarres, coups, êtres abusés, être abusée. Mais mes deux dernières relations amoureuse étaient loin de ça.. Je sais que c’est à cause de moi ». La personnalité de Tracey Emin a changé, elle en est fière. Quand l’art peut sauver !
[gris]Patrick Rémy[/gris]