Portrait d’artiste : Sarah Lucas

Le 05/03/2009

« Le travail ce n’est pas moi. C’est de la fiction. (...) La question n’est pas de savoir si je suis comme cela, il s’agit plus de ce que je vois autour de moi. Et je pense que je dois y faire face d’une manière ou d’une autre. »

Artiste anglaise née à Londres en 1962, figure de proue des Young Brits, malicieuse brune aux cheveux courts et à l’allure androgyne, Sarah Lucas dérange. Elle adopte des postures ambiguës entre provocations machistes et féminité luxurieuse. Tantôt séduisante, tantôt repoussante elle se joue des catégories et des codes de la société contemporaine. Elle remet en question une société dominée par des rapports de force exercés par les hommes sur les femmes à travers le filtre incisif de son humour très second degré…. « Les gens soupçonnent toujours que j’ai été violée. Certaines personnes. Des journalistes. Pas tout le monde. Mais cela revient fréquemment, on pense que j’ai une histoire très sombre. Que ma sexualité s’en est trouvée perturbée. C’est là leur lecture de mon travail ».

Sausages & bananas

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En 1990, la jeune Sarah Lucas réalise Sausage Film, un court-métrage de huit minutes au cours duquel elle consomme très lentement une saucisse, une banane et boit un verre d’eau. Elle comprend que son apparence androgyne peut devenir un avantage certain. « J’ai soudainement réalisé la force de la masculinité —cette utilité m’a frappé au point que depuis je n’ai cessé de convoquer cela dans mon travail » La vision de cette jeune femme très masculine dévorant sensuellement une banane, une saucisse avait quelque chose d’extrêmement provocant et décalé. Sausage film marque le début d’une série d’autoportraits remettant en cause les stéréotypes liés aux représentations de genre et d’identité sexuelle. En 1996 Self Portrait With Fried Eggs prolonge la série des autoportraits et la présente assise les jambes écartées, deux œufs au plat à la place de la poitrine, positionnés sur son t-shirt. Chicken Knickers en 1997, va encore plus loin : Sarah se prend en photo le bas-ventre, elle porte un caleçon masculin blanc auquel est accroché un poulet, l’emplacement béant de feu la tête du poulet correspondant parfaitement avec l’emplacement de son sexe. Des œuvres plus récentes telles : Baby (2000) et Sex Baby (2000) (photographie et sculpture) utilisent un poulet, une paire de citrons et un t-shirt évoquant la sinistre connexion entre la chair de la femme objet et l’orifice d’un poulet prêt à passer à la casserole.

Mobilier et nourriture : mises en scène

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"J’étais un peu garçon manqué, je traînais beaucoup avec les garçons, je me suis habituée à leur façon de parler du sexe. Je trouvais cela très drôle et en même temps je me rendais bien compte que leurs blagues pouvaient s’appliquer à moi. J’aimais bien ça, mais cela me donnait des frissons." Avec Two Fried Eggs and Kebab (1992) table sur laquelle sont disposés deux œufs fris et un kebab, les œufs figurant la poitrine et le kebab un sexe féminin, et Au Naturel (1994) : 2 melons (seins), 2 oranges et concombre (sexe masculin), 1 seau (réceptacle tenant lieu de sexe féminin correctement positionné en dessous des seins/melons disposés sur le matelas), Sarah Lucas enclenche un travail de détournement des objets. Year of the Rooster (L’année du coq) en 2005 est constitué d’un matelas plié sur une structure métallique perforé par un néon phallique. L’humour présent systématiquement dans les titres se joue d’une forme de machisme présente dans le langage masculin pour parler de sexe et des femmes. Les objets de désir sont ici réellement des objets. Les attributs masculins et féminins résument sommairement ce qu’est le corps, réduisant homme et femme à leur sexualité.

The Shop : Quand Sarah Lucas rencontre Tracy Emin

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Sarah et Tracey Emin se rencontrent lors de la première exposition solo de Sarah intitulée « Penis Nailed to a Board » (Pénis cloué sur planche), en 1992 à la City Racing Gallery. La rencontre est un véritable coup de foudre : "Nous avions une relation dangereuse, électrique. Lors d’une soirée à Hoxton nous sommes presque tombées du toit. Les amis de Sarh disaient qu’ensemble nous produisions une sorte de bruit blanc." (Tracey Emin). Pendant six mois, en 1993, Sarah Lucas et Tracey Emin décident de louer un espace de vente à Bethnal Green dans l’est londonnien pour y proposer des œuvres, des mugs imprimés, des t-shirts à messages dans un cadre commercial. Pour commémorer l’événement, lors de la clôture de The Shop, elle créent en commun une œuvre textile recouverte de badges, petits objets et messages très représentative de ce qui s’était vendu sur place au cours de l’expérience. La même année Sarah et Tracey sont en résidence ensemble à la galerie Analix Forever à Genève et y reproduisent The Shop.

Bunnies

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Parallèlement à ses interventions sur objets, Sarah Lucas développe une série de représentations féminines intitulées Bunnies. Bunny Gets Snookered (1997), par exemple, est une installation composée d’un grand nombre de silhouettes féminines stylisées, avec des oreilles de lapins, faites d’agencements de collants couleur chair rembourrés de coton. Ces figures sont inspirées par le travail de Barry Flanagan. Elles sont placées autour d’une table de billard grandeur réelle. Plusieurs des bunnies sont assises sur la table, dos-à-dos parmi les boules de billard. Les bunnies se différencient au moyen de la couleur de leurs jambes assorties aux couleurs des boules de billard. Les Bunnies font partie du décor tout comme les playmates et autres serveuses éponymes. Ces figures molles semblent comme épuisées dans une attitude post-coïtale, leur nombre fait penser à un harem et la présence masculine de la table de billard sonne comme une menace. Encore une fois le titre de la pièce est parlant : Being snookered se traduit par « être coincé » lorsque le joueur doit jouer la boule indirectement. Mais les Bunnies de Bunny Gets Snookered sont là pour témoigner de la violence d’une société machiste. Ces figures féminines sont des pantins se prêtant à toutes les mises en scènes orgiaques imaginables.

Christ You Know it Ain’t Easy

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En 2003, la provocation de Sarah Lucas s’attaque à la religion et plus particulièrement à la crucifixion. Une large croix barre toute la longueur du mur, en son centre un christ iconique. Christ You Know it Ain’t Easy (2003) se compose d’une multitude de mégots de cigarettes détourant le christ. Des détails comme la manière dont les extrémités jaunes du filtre créent des lésions sur son corps auréolent la figure de pathos. Lucas a réalisé ce travail affin d’afficher sa dépendance à la nicotine et sa tentative de lutte. Fighting Fire with Fire en 1996 montrait déjà Sarah Lucas, l’air arrogant et détaché, mégot de cigarette au bord des lèvres. Cigarette Tits en 1999 se composait d’une chaise sur le dossier de laquelle était attaché un soutien gorge recouvert de mégots de cigarettes. Sarah Lucas associe ainsi les deux addictions : sexe et nicotine.

Car Park

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Au Palais de Tokyo, à Paris, lors de l’exposition The Third Mind, en 2007, Sarah Lucas, présente un « Car Park » warholien, assemblage de deux de ses oeuvres Concrete Void et Islington Diamonds (1997). Une Renault 21 blanche, étrangement immatriculée mais venue de Saint-Malo (en témoignent les autocollants sur la plage arrière), aux vitres brisées, est entourée de photographies grands formats noir et blanc représentant les parkings glacés d’Islington, banlieue de Londres où vit Sarah Lucas : "La poésie naît de ces petits diamants d’Islington, comme le fracas du monde de consommation courante, loin de toute possibilité de dépassement de soi." Un monde où l’art se serait échappé, rattrapé par la fureur de créer de Sarah Lucas. Fin de partie, cauchemar… Les parkings semblent menaçants et inhospitaliers, lieux où l’horreur et l’agression peuvent surgir. Cette installation fait écho à l’une de ses pièces précédentes : No Limits ! (1999), qui représentait une BMW accidentée, celle-ci résume la vision du monde de Sarah Lucas, « Je ne veux pas être effrayée de tout », dans un monde dominé par les hommes et par une forme de violence oppressive, Sarah Lucas a choisi d’élever la voix non sans humour. Si Sarah Lucas provoque c’est toujours avec une grande dose d’ironie, elle porte un regard à la fois amusé et interrogateur sur la classification des genres, la tyrannie du sexe. Elle privilégie une certaine ambiguïté dans ses gestes et ses habitudes ne souhaitant pas être catégorisée, être jugée. C’est son côté burlesque qui la préserve. Si elle peut être considérée comme une féministe active, elle n’est pas de celles dont on met en avant l’agressivité revendicatrice, elle questionne sous forme de blagues, de mise en abîme des territoires intimes.

[gris] Saskia Farber[/gris]

Sarah Lucas est représentée par Sadie Coles HQ, Londres http://www.sadiecoles.com

Sources : Sarah Lucas : Exhibitions and Catalogue Raisonné 1989-2005, Hatje Cantz Publishers, 2005 http://www.tate.org.uk/liverpool/ex... http://fr.wikipedia.org/wiki/Sarah_Lucas