Femmes au bain, du voyeurisme dans la peinture occidentale

Le 27/04/2009

Durant près de deux millénaires, la représentation du corps humain, notamment féminin, n’a posé aucun problème moral particulier aux artistes occidentaux. Puis sous la pression de la société et de l’Eglise, la nudité s’est estompée. Femmes au bain, Du voyeurisme dans la peinture occidentale, telle une fresque picturale, revient sur cette évolution. L’auteur, Jacques Bonnet, est éditeur. Il a enseigné l’histoire de l’art, publié plusieurs dizaines d’articles sur des sujets littéraires ou artistiques. Entretien avec un homme dont la passion pour l’Art nous donne un autre éclairage sur l’Histoire.

Comment vous est venue l’idée d’étudier le Voyeurisme dans la peinture occidentale ?

Par la constation de deux phénomènes : la liberté de traitement de la représentation du corps humains et de certaines de ses activités intimes au Moyen Age –pour ne pas parler de la Grèce antique ou de Rome- qui fait que les monuments romans (les chapiteaux, les modillons) et les miniatures sont remplis de scènes surprenantes pour nous. Et à côté de cela, l’apparition, à partir du XVIe siècle, d’une floraison de nus à sujet mythologiques ou religieux totalement détournés. Pour le dire autrement, le nu profane se raréfie durant deux siècles mais il suffit à Velasquez de rajouter un cupidon pour peindre sa maîtresse italienne nue, ce qui est inacceptable, en Vénus au miroir, ce qui est acceptable.

Mais est-ce de l’histoire de l’art ou de l’histoire tout court ?

C’est de l’histoire avec de l’art. L’histoire de l’art ne peut bien entendu faire l’économie de l’histoire car les oeuvres dépendent des circonstances dans lesquelles elles ont été produites et souvent d’événements qui leur sont associés. L’histoire elle s’appuie sur des images pour étayer sa présentation des choses, mais prend rarement comme point de départ les images elles-mêmes. Dans mon sujet, il y a un phénomène exceptionnel permettant une démarche tout à fait différente, c’est que dans le cas particulier des Femmes au bain, nous bénéficions de trois thèmes qui ont été traités pendant une vingtaine de siècles et dont il nous reste des centaines d’illustrations : deux thèmes bibliques (Suzanne au bain et David et Bethsabé) et un mythologique (Diane et Actéon). Cela permet une chose rarissime en matière historique : on dispose de véritables séries. Or quant on a des séries on peut étudier leur évolution et en tirer, si ce n’est des lois, tout au moins des phénomènes intéressants à étudier. En l’occurrence, ces trois thèmes évoluent de la même manière et connaissent les même ruptures dans la manière dont les artistes les abordent.

Comment définiriez-vous ces ruptures ?

En gros à partir du XVIe siècle, ces thèmes souvent complexes sont réduits à leur seule dimension « déshabillée » et sont déformés jusqu’à trahir les textes d’origine pour montrer ce qui en fait le principal intérêt : des femmes nues. Remarquons aussi que les trois thèmes comportent des voyeurs intégrés à la scène même (les vieillards pour Suzanne, David pour Bethsabée et Actéon pour Diane qui vont servir de relais aux spectateurs du tableau lui-même.

Pouvez-vous me donner un exemple de ces édulcorations et déformations ?

Eh ! bien pour Suzanne par exemple, jusqu’au XVe siècle la scène du bain n’est qu’une scène parmi les autres : la condamnation de Suzanne, l’intervention salvatrice de Daniel, la mise à mort des vieillards, etc. A partir du XVIe le thème se réduit à la scène de Suzanne nue observée par les vieillards. Certaines représentations transforment le chantage verbal des vieillards en véritables viols physiques, en contradiction totale avec le texte biblique. De même pour Bethsabée dont on a pu relever 16 épisodes représentés jusque là (le retour d’Urie, son renvoie au front, la remontrance de Nathan à David, etc.) qui se réduiront à l’unique scène de David la surprenant se baignant.

Comment cela se termine-t-il ?

Par l’explosion libertine du XVIIIe siècle et par une transformation radicale de la question avec l’invention de la photographie dont l’un des premiers soucis a été de fixer le corps nus et leur intimité, ainsi que la gamme la plus large des positions sexuelles. La baisse des coûts a d’ailleurs permis une démocratisation révolutionnaire de l’art érotique jusqu’ici réservé à ceux pouvant se payer des tableaux ou des gravures. Les trois thèmes des Femmes au bain n’avaient plus aucun intérêt et ont été rapidement abandonnés par les peintres. Degas n’a plus aucune raison d’évoquer la Bible ou la mythologie pour peindre des femmes à leur toilette. D’ailleurs, il ne peint même plus pour une clientèle avide de ce genre de scènes, la plupart de ses baigneuses ne quitteront pas son atelier et y seront trouvés après sa mort. De même Bonnard peint Marthe par amour et donc d’abord pour lui-même et non plus pour des amateurs lui ayant passé commande.

Pourquoi vous être arrêté au seuil du XXe siècle ?

Le XXe siècle, c’est un autre sujet, la multiplication des médias visuels (cinéma, vidéo, télévision, internet, etc.) et la prolifération des images publicitaires ou de magazines ont totalement transformé la question. Cela demande une toute autre approche.

Et le corps masculin dans tout ça ?

C’est aussi un autre sujet. Mais on peut remarquer que la disparition du nu féminin publique et profane coïncide avec celle du Phallus. Le sexe masculin en érection qui était depuis des siècles un objet de culte, une chose naturellement représentée dans les jardins ou à la devanture des boulangeries (pour aider le pain à lever) de Pömpéi, et encore dans la sculpture romane ou dans la tapisserie de Bayeux, disparaît de la vision publique. Il devient même l’élément permettant de distinguer le « pornographique », interdit, de l’ « érotique », acceptable. Une fois encore, ce phénomène d’occultation correspond parfaitement à l’évolution des trois thèmes principaux des Femmes au bain. Ce n’est bien entendu pas un hasard, et constitue, me semble-t-il, un élément important pour comprendre l’évolution des mœurs occidentales.

[gris]Constance de Médina[/gris]