L’érotisme au fil des pages

Le 22/04/2009

« La Grèce classique ignore les frontières entre littérature "normale" et littérature érotique. Omniprésent, l’érotisme lié au culte de Dionysos, dieu de l’ivresse, de la joie et des bacchantes, se développe de façon spontanée et évidente dans les textes. » Dans La littérature érotique ou l’écriture du plaisir, Franck Evrard évoque une période révolue où la littérature érotique avait pleinement droit de cité. Cet âge d’or a par la suite laissé place au regard sévère porté par les autorités sur une forme d’écriture jugée « subversive ». Mais qu’en est-il aujourd’hui ? La censure n’est plus à l’ordre du jour, mais seulement deux maisons d’éditions, les Editions Blanche et La Musardine, sont spécialisées en littérature érotique. Quels obstacles a-t-il fallu franchir pour pouvoir publier librement les textes les plus brûlants ? A l’heure où la Bibliothèque Nationale de France dévoile enfin sa Bibliothèque de l’Enfer*, comment a évolué l’édition érotique à travers les âges ?

Prémices d’une littérature sulfureuse

Après la période faste de l’Antiquité, c’est au Moyen-Âge qu’apparaissent les prémices de la littérature érotique. À partir du XIIe siècle, l’amour courtois chanté par les troubadours se pimente et allie poésie et sexualité. La passion de Tristan pour Iseult, qui se trouve être l’épouse de son oncle, fait alors scandale. A la fin du XVe siècle, l’invention de l’imprimerie favorise la diffusion des textes. C’est l’avènement de la censure, qui prospère rapidement sur le terreau fertile de la morale chrétienne. Les écrits jugés trop licencieux tombent facilement sous le coup de la classification imprécise d’« outrage à la religion et à la morale » et sont interdits. Cette littérature est jugée dangereuse, moins à cause de la liberté de mœurs qu’elle décrit qu’en raison de sa liberté de penser. Il ne reste qu’une solution aux auteurs : s’abstenir de demander le fameux privilège d’impression et faire imprimer clandestinement leurs ouvrages. Ainsi du Pantagruel de Rabelais, censuré pour obscénité en 1533, et publié sous un nom d’emprunt, l’anagramme Alcofribas Nasier.

Renaissance sous surveillance

Ce climat de répression s’affirme au XVIe siècle, ce qui n’empêche pas la littérature de profiter de la Renaissance pour se faire plus sensuelle. Le célèbre sonnet de Louise Labé (« Baise m’encor, rebaise moy et baise »), témoigne ainsi d’un érotisme latent, le verbe « baiser » ayant déjà acquis sa double signification actuelle. Au XVIIe, le libertinage d’idées entraîne une certaine remise en question des préceptes moraux et donne par là même naissance à un libertinage de mœurs. Cette tendance prend tout son essor au siècle des Lumières, marqué notamment par Les liaisons dangereuses de Laclos. Le siècle finissant est dominé par la figure du marquis de Sade, dont les écrits explorent toutes les formes de sexualité, y compris les plus extrêmes et c’est à la fin de ce siècle que le mot « pornographie » prend le sens de « contraire aux bonne smoeurs ». La plupart des ouvrages circulent « sous le manteau » au sein de véritables circuits de diffusion parallèles. Certains salons libertins se font ainsi une spécialité du commerce de livres érotiques, présentés par des colporteurs dédiés.

Vigueur de la censure

Napoléon met fin à cette ère de tolérance relative en rétablissant la censure, qui sera érigée au rang de politique systématique sous la Restauration, avec la loi du 17 mai 1819. Les éditeurs de La Religieuse de Diderot, des Liaisons dangereuses de Laclos, de Madame Bovary de Flaubert et des Fleurs du mal de Baudelaire, considérés aujourd’hui comme des classiques, sont sévèrement condamnés pour délit d’outrage à la moralité publique. Cette vigueur de la censure touche également les pays voisins, comme en témoignent les procès historiques intentés à l’encontre des romans Fanny Hill de John Cleland et L’amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence, qui seront interdits et devront attendre 1960 pour être publiés légalement. Cependant, le fait même de vouer aux gémonies une catégorie bien définie d’ouvrages jugés sulfureux n’a-t-il pas fait le lit de la littérature érotique ? Quand bien même la censure n’aurait pas contribué à la naissance d’un genre, elle n’a en aucun cas freiné le développement de la littérature érotique, qui s’est répandue sous le manteau tout en peuplant peu à peu les « bibliothèques de l’Enfer » de ses propres censeurs.

Sous le manteau

Les auteurs les plus téméraires, qui n’avaient pas renoncé à publier en France, en sont réduits à divers stratagèmes pour échapper aux mains prudes des censeurs. Anonymat, noms d’emprunt, fausses mentions, impressions des textes en Hollande… Nombre de textes (érotiques, critiques ou philosophiques) venaient de Hollande car de nombreux huguenots avaient trouvé refuge là-bas. Il n’est pas rare que des ouvrages soient publiés en édition très limitée, ou fassent l’objet de plusieurs versions. Une astuce fréquente consiste à antidater un manuscrit, de manière à dissuader les censeurs d’entreprendre des mesures de répression. Ainsi les quatre volumes de La Nouvelle Justine du marquis de Sade, publiés à Paris en 1799, portent-ils mention d’une impression en 1797 en Hollande. Cette tentative de déjouer la censure s’est cependant révélée peu concluante au vu du sort de l’ouvrage, saisi un an après sa parution, et de son auteur, emprisonné le 6 mars 1801. Pour éviter de connaître le même destin, certains éditeurs rivalisent d’ingéniosité, allant jusqu’à mobiliser toute la subtilité des arts du livre. Ainsi de l’ « impression à la chinoise », qui désigne un exemplaire dont le véritable contenu est dissimulé entre les pages d’un texte ou de gravures plus que présentables. Toutes ces techniques ont permis à la littérature érotique de passer au travers des fourches caudines de la censure. Restait à développer une politique de conservation des ouvrages ainsi publiés. A cet égard, il est paradoxal de constater que ce sont bien souvent les censeurs eux-mêmes qui ont permis aux livres les plus sulfureux de traverser les siècles.

Les « bibliothèques de l’Enfer », tentation du censeur ?

De par la minutie et la précision dont ils ont su faire preuve, les plus illustres agents de la censure sont devenus de véritables conservateurs de bibliothèques. Quelle meilleure pièce à conviction en effet qu’un ou plusieurs exemplaires de l’ouvrage licencieux ? Suivant l’illustre exemple de Pie IV, qui fit établir au Vatican une Liste des livres défendus, la Bibliothèque Nationale entretient depuis les années 1830 un « Enfer ». Les textes et images réputés contraires aux bonnes mœurs sont rassemblés dans une cachette du département des imprimés, dont seuls les conservateurs ont la clé. Les lecteurs doivent alors montrer patte blanche, et être en possession d’une autorisation spéciale, pour pouvoir consulter les précieux manuscrits. La BNF parle aujourd’hui d’un « lieu abstrait, mental », une simple cote qui le désigne à la consultation « réservée ». Sade, Apollinaire, Louÿs, Bataille et autres grandes figures de l’érotisme peuplent cet Enfer largement dissimulé aux regards indiscrets du grand public.

Le tournant des années 60

C’est au XXe siècle que la littérature érotique mène un combat dont elle sortira enfin victorieuse. Cette époque correspond selon Franck Spengler, directeur des éditions Blanches, à une soif de sortir du gaullisme qui restait marqué par une puissante censure. Régine Desforges crée, avec son catalogue « La conquête du sexe » une des premières maisons d’édition spécialisée, L’Or du temps, à la fin des années 1960. Elle se heurtera pendant 10 ans à la censure et à des ennuis juridiques. L’éditeur Eric Losfeld connaît un succès phénoménal avec Emmanuelle d’Emmanuelle Arsan, (adaptée ensuite au cinéma sous les traits de Sylvia Krystel) qu’il publie tout d’abord anonymement et clandestinement en 1959 car le pouvoir l’a en ligne de mire. Le livre attendra presque 10 ans pour être publié officiellement. Jean-Jacques Pauvert fut également la victime de cette censure renforcée par la loi de 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » avec la publication d’Histoire d’O, de Pauline Réage. La Commission consultative qualifie en 1955 l’ouvrage de « livre violemment et consciemment immoral ». Ce choix éditorial était d’autant plus courageux que l’éditeur avait déjà été convoqué à la brigade des mœurs pour la publication dans les années 50 des Œuvres Complètes de Sade. Il totalisera une vingtaine de procès entre 1947 et 1971. 1968 et son souffle de liberté assouplissent les carcans légaux exercés sur la littérature érotique. Depuis 1992, la loi Jolibois ne punit la fabrication et la diffusion de messages à caractère pornographique, que lorsqu’ils sont « susceptibles d’être vus ou perçus par un mineur » (art. 227-24 du code pénal). Des temps plus cléments qui ouvraient la voie au développement de l’édition érotique et reléguait la répression a un autre temps.

L’édition érotique aujourd’hui

Si certaines maisons d’édition généralistes mettent ponctuellement à l’honneur des œuvres libertines, peu d’éditeurs ont fait le choix de se spécialiser dans la littérature érotique. Seules les éditions Blanche et La Musardine, toutes deux créées au début des années 1990, permettent aux auteurs érotiques contemporains d’avoir voix au chapitre. La première, créée en 1993 par Franck Spengler, commence par publier Françoise Rey, Paul Verguin, Jacques Serguine, Florence Dugas. En 1996, la parution de l’Orage, de Régine Desforges, est un énorme succès. Quant à la Musardine, créée en 1994 avec la librairie du même nom, elle s’inscrit dans la continuité des éditions Médiamille, ancienne filiale d’Hachette qui publiait essentiellement des romans de gare. Son nouveau directeur, Claude Bard, lui donne un tour plus littéraire, et choisit de publier des ouvrages érotiques classiques (ceux-là même qui ont été interdits en leur temps) et contemporains, comme ceux de l’écrivain maison, Esparbec. La Musardine se diversifie en publiant également des livres d’art, notamment sur le cinéma érotique et de petits guides pratiques, destinés aux jeunes couples. Une politique éditoriale qui porte ses fruits, comme en témoigne le dynamisme de la collection « lectures amoureuses », dirigée par Jean-Jacques Pauvert, et qui recense cette année 140 références. « La littérature érotique a été relancée grâce aux femmes qui portent au corps un intérêt marqué et savent en parler mieux que personne », précise Franck Spengler. « C’est Le Boucher d’Alina Réyès et La femme de Papier de Françoise Rey qui donnent le coup d’envoi de cette littérature érotique féminine. » Les femmes écrivent le sexe, mais elles le lisent aussi de plus en plus. Genre autrefois réservé à 85% aux hommes, les publications récentes trouvent un public de plus en plus jeune et féminin.

Au fil des siècles, la littérature érotique a dû trouver mille et uns stratagèmes pour accéder à ses lecteurs. Ca faisait partie du charme et les lecteurs considéraient chaque trouvaille comme une pépite. À l’heure d’Internet et des nouvelles technologies, l’accès aux œuvres et aux messages pornographiques n’a jamais été aussi aisé. Les contenus se sont banalisés, la cible s’est élargie (hommes, femmes, jeunes, moins jeunes). Plus qu’une recherche de fond, c’est aujourd’hui une recherche de forme. Le pouvoir évocateur des mots a apparemment toujours sa place et le livre « qu’on ne lit que d’une main » n’est pas tombé aux oubliettes. Il a toujours ce parfum sulfureux qui en fait tout son attrait…

[gris]Priscilla Matteotti

[gris]* Exposition L’Enfer de la Bibliothèque, Eros au secret A la Bibliothèque nationale de France à Paris du 4 décembre au 2 mars 2008[/gris]

[gris]Sources privilégiées pour cet article :[/gris]

[gris]La littérature érotique ou l’écriture du plaisir, Franck Evrard, éditions Les essentiels Milan, 2003 Erotica, Charlotte Hill et William Wallace, Evergreen, 2006 Le livre de la littérature érotique, Emmanuel Pierrat, éditions du Chêne, 2007[/gris]

Commentaires (2)

  • Michel

    Histoire des interdits, célibat, chasteté pronée à des enfants est contraire à la déclaration des droits de l’homme et de l’enfant..
    1132 et son décret : la catholicité met une chape de plomb sur ses "ouilles" ? CHOIX OU MANIPULATIONS ?
    C’est heureux que la BN ouvre la boite de "pandore" des interdits de la littérature .
    Exemple : Baffo parmi les textes érotiques des " lumières du XIII ème siècle."

    merci

  • pzNMMTBPAW

    uXmmp2 IMHO you’ve got the right awnser !