Une nuit en mai 68
Le 12/04/2009
Quand elle sortit de l’amphithéâtre après son dernier discours de la soirée, Adelphe manqua d’étouffer. Une nuée d’étudiants l’applaudissaient, se pressant sur son passage. Tous voulaient la saluer, la féliciter. C’était un triomphe ! A grand peine se frayait-elle un chemin parmi la cohue. Plusieurs fois, par politesse, il lui fallut même s’arrêter. On lui posait des questions. Et, en tant que leader, elle était bien forcée d’y répondre.
Les filles surtout se disputaient ses avis, réclamaient son opinion sur tel ou tel point précis. Comme elle avait longuement parlé de la pilule et de la liberté sexuelle, on l’interrogeait abondamment sur ces questions. Pouvait-elle rappeler le nom des auteurs qu’elle avait cités ? Est-ce qu’elle connaissait le moyen de se procurer facilement des contraceptifs ? Adelphe, avec une patience sans faille, répétait indéfiniment les mêmes phrases, les mêmes conseils.
Son esprit cependant était ailleurs. Elle sentait au fond d’elle monter une espèce de malaise, une angoisse indicible, inexplicable, qui l’accablait. Pourquoi cette subite déprime ? Etait-ce la fatigue ? Le contrecoup de ses trois heures de discours ? En traversant le couloir qui menait au squat établi par les élèves des différentes facs campant depuis quatre jours dans la Sorbonne la jeune femme s’efforça d’analyser cet étrange sentiment afin d’en comprendre la cause. C’était là son credo de révolutionnaire : toujours remonter aux origines des problèmes (déconstruire !). Et elle finit par se rappeler du moment où elle avait senti que quelque chose changeait en elle. C’avait été, très exactement, lors d’une digression sur Althusser. Elle observait l’amphi déjà conquis quand un visage avait stoppé son regard. Deux yeux bleus la contemplaient. Et son cœur soudain s’était emballé. A maintes reprises ensuite elle était revenue à ces yeux, sans même l’avoir consciemment voulu. Il lui semblait qu’ils la traversaient de part en part. Et puis ils avaient disparu. Maintenant où pouvaient-ils être ?
Dans le squat des dizaines de corps de femmes et d’hommes se mêlaient déjà. Les pulls et les tee-shirts se relevaient sous les caresses des mains. Les cheveux longs se confondaient. Les têtes semblaient soudées les unes aux autres par les lèvres. Et une sourde rumeur de libertinage émanait de cette coucherie générale. Adelphe s’effondra dans un coin abandonné de la salle. Ses paupières se fermaient à demi. Devant cette orgie estudiantine dont elle venait pourtant de célébrer l’esprit et le principe à la tribune de l’AG, il lui montait comme un écœurement. Oui, bel et bien, ces garçons et ces filles qui se pelotaient et s’embrassaient à langue-que-veux-tu lui donnaient la nausée. Elle avait beau lutter contre ce sentiment, c’était là peine perdue. Et elle comprit alors que, malgré les formules dont elle s’abreuvait et abreuvait ses camarades, rien en elle n’était clair ni libéré. Même pour elle, Adelphe Baissac demeurait un mystère, une énigme. D’ailleurs à vingt ans sa virginité n’était-elle pas encore intacte ? Au fond les hommes, bien qu’elle les respectât, lui répugnaient. Elle encourageait les femmes à jouir dans leurs bras, à y jouir sans entraves, mais, pour sa part, elle s’était toujours refusée à s’y laisser prendre. Et de ce paradoxe elle se trouvait la première surprise.
Maintenant il lui montait du ventre une inexplicable envie de mourir que sa petite gloire d’oratrice ne parvenait pas à contrebalancer. Et les yeux bleus de nouveau lui revinrent en mémoire. C’était plus fort qu’elle. Ces yeux la torturaient décidément. Elle ne pouvait lutter contre tout ce qu’ils remuaient dans tout dans son être. Non, elle ne le pouvait pas. Est-ce qu’elle était folle ? Aurait-elle pu s’imaginer pouvoir un jour éprouver cela envers un membre de son propre sexe ? Des larmes tombaient le long de ses joues. Tant bien que mal, la jeune femme s’efforça d’étouffer ses gémissements dans le coussin qu’elle avait récupéré pour dormir.
Ensuite s’était-elle assoupie ? Combien de minutes s’écoulèrent ? Toujours est-il qu’elle crut rêver encore lorsque dans ses cheveux passa la caresse frêle d’une noria de petits doigts fins — légers et voluptueux comme le vent chaud du printemps. Alors la jeune femme releva ses paupières et elle vit, elle vit celle dont tout à l’heure les prunelles avaient percé son cœur lui sourire avec la douceur d’une sœur pleine d’amour, et, sans qu’elle réfléchit une seconde à ce qu’elle faisait elle se jeta sur sa bouche. La saveur sucrée des lèvres rouges qu’Adelphe mangeait instilla brusquement dans son sang pur de vierge comme une fièvre inconnue. Elle porta ses deux mains sur le cou qui se tendait sous ses baisers. Il était brûlant. Elle le pressait tendrement et le sentait se gonfler, se bomber, frissonner, battre à pulsations de plus en plus rapides. Et en même temps, dans ses oreilles, résonnait le bruit liquide de sa bouche suçant la bouche goulûment offerte. Elle plongea sa langue dans le trou qui s’ouvrait à elle. Et alors le contact des deux muscles charnus et mobiles, le goût excitant de leurs salives qui se mêlaient, qu’elles buvaient l’une l’autre en soupirant de plaisir, acheva de détruire ses dernières appréhensions.
Maintenant le sexe d’Adelphe était mouillé du mont de Vénus au périnée. Elle avait chaud partout. Elle voulait retirer son pull. Il lui semblait tenir dans ses bras une espèce de déesse. Et ses petits seins se perdaient dans la divine mollesse des mamelles que ses mains timides commençaient à peine à oser approcher. Bientôt celles-ci, mues par un irrésistible instinct, se lancèrent finalement, saisirent les deux masses charnues qu’un tissu fin protégeait encore, s’enfoncèrent dans leur tiède épaisseur… Ah ! que c’était bon…que c’était bon… Cependant la belle pelotée remontait son tee-shirt. Elle dégrafa son soutien-gorge. Et à la lumière faible des bougies disséminées dans la salle sa poitrine se dévoila tout entière, énorme et superbe — et s’épanouissant vers le ciel comme deux grosses poires dont la queue aurait été coupée. Les aréoles accusaient d’un cercle pourpre les bourgeons pareils à deux belles fraises mûries par le désir. Adelphe se mit aussitôt à dévorer ces fraises. Elle les mordillait puis les léchait, les léchait puis les mordillait, avec un appétit âpre, inassouvissable. Par moments aussi ses petites lèvres assoiffées tétaient les lourdes mamelles comme si du lait ou quelque nectar délectable avait pu en sortir. Et effectivement la jeune femme avait l’impression de boire l’essence intime de cette fille dont elle ne savait pas même le nom mais qu’elle aimait pourtant déjà de toute son âme.
« Je t’aime…je t’aime… » Elle n’avait pu retenir cet aveu, et elle s’apeura de la réaction qu’il allait susciter. Durant une seconde elle éprouva une éternité d’angoisse. Puis vint la délivrance : « moi aussi je t’aime… » Ainsi c’était aussi simple, aussi rapide, aussi inexplicable que ça l’amour ! Elle ne connaissait rien de cette inconnue et pourtant, mutuellement, toutes deux n’aspiraient plus désormais qu’à se combler de bonheur. Tout le reste était oublié, aboli. Une main douce – d’une douceur inconcevable – parcourait sa jambe gauche, sa cuisse, remontant sous sa jupe de percale jusqu’à la lisière de son sexe puis redescendant. Adelphe caressait quant à elle les hanches sensibles, le ventre, les fesses qui frémissaient et se raidissaient à mesure que se multipliaient et se précisaient ses effleurements. A présent sa culotte était littéralement trempée et son bouton, plus bandé qu’un ressort, prêt à sauter à la moindre titillation. Déjà elle se contorsionnait sans pouvoir se retenir et, humant le parfum de vanille qu’exhalait profusément la peau qu’elle baisait, il lui semblait qu’elle s’ouvrait tout entière, comme une fleur. La rumeur des couples environnant bourdonnait dans ses tympans comme un chant lointain. Ce chant la transportait, l’enivrait. Elle touchait presque aux portes du paradis — et lorsqu’elle comprit que la main qui frôlait incidemment son slip allait s’y enfoncer elle crut défaillir. Sa gorge s’était asséchée, son pouls s’affolait. Elle fut sur le point d’éclater en sanglots.
En sentant l’extrémité de l’index patiner ses grandes lèvres et flatter sa corolle elle réprima un cri. Ce fut après cela toute la main – experte et habile – qui pénétra sous le coton humide pour la caresser, la doigter ; Adelphe se mit à râler sans retenue tout en glissant à son tour entre les cuisses de son amante une main fébrile. Alors les deux jeunes femmes lâchèrent toutes les amarres, elles s’éloignèrent ensemble vers une Cythère à elles seules réservée, dans les spasmes houleux du plaisir. Elles se manuélisaient avec une rage, une frénésie qui les faisaient se mordre, baver, pleurer, gémir, dans un abandon qui se souciait comme d’une guigne du lieu et des gens. Plus rien maintenant ne comptait que leur commune jouissance qui montait, montait, montait, au rythme rapide de leur jeu amoureux. Et à mesure de sa progression leur enlacement se faisait plus puissant, plus féroce, comme si elles avaient cherché à fusionner leurs chairs en même temps que leurs âmes.
Bientôt leurs corps se crispèrent, leurs mains s’agitèrent dans un dernier branle convulsif, et la secousse finale les terrassa tandis qu’elles se murmuraient des serments enfiévrés. Longtemps elles demeurèrent collées et accouplées l’une à l’autre tremblantes, pantelantes, hébétées par l’ébranlement qui les avaient abattues. Puis elles s’endormirent dans un ultime baiser, leurs mains continuant de se dire tout l’amour qui indéfectiblement les liait désormais.
Au petit matin, une fois réveillée, Adelphe apprit que la femme de sa vie se prénommait Catherine, qu’elle était étudiante en troisième année de philo, et qu’elle s’était éprise d’elle au premier regard qu’elle lui avait donné. Enfin la théorie rejoignait la pratique, les actes corroboraient les discours : Adelphe osait accepter sa réalité comme elle le prêchait aux autres. Elle se sentait si bien, si légère… Vingt ans de refoulement venaient de s’envoler. La jeune femme, donc, entendait dorénavant affirmer à la face du monde bourgeois ce qu’elle était, quel qu’en serait le prix. Et c’est en tenant Catherine par la main qu’elle alla manifester le jour même, place de la Concorde, pour la libération des mœurs.
Axelle Rose