La place du capitalisme dans #metoo
Le 01/02/2018
J’avais une liste des sujets qui n’avaient pas été abordés autour des affaires Weinstein et #metoo, elle rétrécit de semaine en semaine et c’est tant mieux. Comme même l’excellent sujet des rapports BDSM comme source d’inspiration dans les rapports hommes / femmes a été abordé cette semaine par Vice, il ne me reste qu’un point dans ma liste : celui du poids du capitalisme dans la vie sexuelle des femmes.
Insidieusement, depuis DSK, l’idée stéréotypée que les hommes sont des bourreaux et les femmes des victimes s’est renforcée. On a fait des rames de métro séparées pour les femmes au Japon, au Mexique, au Brésil, en Egypte. Maintenant Londres y réfléchit, après avoir fait des taxis pour femmes, les Pink Ladies, comme les Pink Taxis à Beyrouth (notez le rose, qui infantilise les femmes partout). On n’a pas choisi d’enseigner aux femmes comment se défendre. Je me range à l’avis de la féministe américaine, Laura Kipnis : « Sous la culture du viol, les hommes doivent être contrôlés, les femmes doivent être protégées. Mais c’est du paternalisme, pas du féminisme ». Le paternalisme est en lien direct avec le capitalisme, les deux vont de pair (mais je ne suis ni anti-capitaliste, ni économiste, hein !) : or comment peut-on se défaire du patriarcat s’il est partie intégrante du système économique dans lequel nous vivons ?
Marx, Engels, Beauvoir, Diamond, Héritier, Lasch et d’autres ont fait maintes fois la démonstration de ce que le sort de la femme est étroitement lié à celui de la propriété. Pour Marx et Engels, la révolution industrielle devait aboutir à l’émancipation féminine et ils ont associé le sort des travailleurs à celui des femmes, promettant à ces dernières une libération liée à celle du prolétariat. Mais comme le soulignait Beauvoir, « toute l’histoire des femmes a été faite par des hommes », et pendant que l’indépendance économique des femmes continue de s’organiser, le marketing, cet ami intime du capitalisme, n’a cessé de convoiter les revenus grandissant des femmes. Pour rappel, dans les années 90, les multinationales ont réalisé que les femmes dépensaient 70% de l’argent des ménages ; elles ont fait en sorte que ce pourcentage dépasse aujourd’hui les 85%. De quelle indépendance économique s’agit-il, si les revenus des femmes servent avant tout l’économie mondiale (les femmes représentent un marché de deux fois l’Inde et la Chine réunies) ? Le féminisme est-il devenu la vache à lait du capitalisme ?
L’historienne Benedetta Craveri raconte comment au XVIIIe siècle il y a eu des tractations entre hommes et femmes pour que celles-ci continuent à accepter leur soumission. Les salons d’un côté, la courtoisie de l’autre, chacun y a trouvé son compte, au moins pendant quelques temps. L’historien Christopher Lash rappelle, lui, que « la relation symbiotique entre exploitants et exploités, de son temps si caractéristique du paternalisme, a survécu dans les relations entre hommes et femmes bien après l’effondrement de l’autorité patriarcale dans d’autres domaines », et plus loin : « Comme la suprématie masculine n’est plus idéologiquement défendable, puisque la protection dont elle se couvrait ne se justifie plus, les hommes imposent leur domination de façon plus directe, dans les fantasmes et de temps en temps par des actes d’une extrême violence. Selon une étude récente, le comportement à l’égard des femmes, tel qu’il est représenté dans les films, est passé « du respect au viol » ».
Nous sommes au début du XXIe siècle, les systèmes tanguent, mutent, se ré-inventent ou innovent véritablement (et certains s’y opposent farouchement). Le capitalisme va-t-il se reconstruire sur d’autres bases, et si oui, saura-t-il donner aux femmes la liberté de faire autre chose que de consommer aux dépends de leur liberté sexuelle ?
Mille enquêtes établissent que les femmes pensent moins au sexe que les hommes, oubliant que pendant des siècles c’est l’inverse qui était soutenu. De l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, selon la sociologue américaine Alyssa Goldstein, les hommes pensaient que les femmes avaient plus de besoins sexuels qu’eux et qu’il leur était plus facile de faire abstinence que les femmes, lesquelles étaient dévorées par la « passion sexuelle » qui l’emportait sur leur raison. Les hommes justifiaient ainsi leur prise de contrôle permanente. Ils restaient maîtres de leurs pulsions, pouvaient raisonnablement décider de tout et prendre le pouvoir partout où il se trouvait. Havelock Ellis, médecin et psychologue, publia, en 1903, une étude du plaisir féminin à travers les siècles et les différentes cultures. De l’Europe à l’Asie, à peu près partout la libido féminine était décrite comme étant plus riche que celle des hommes, à l’exception peut-être des Etats-Unis, où les Protestants, qui défendaient une idée très chaste des femmes, ont fait en sorte qu’elles se soumettent en échange d’un statut social qu’elles jugeaient leur être plus favorable.
Tout l’effort des médias, jusqu’à l’affaire DSK en 2011, qui portait à encourager les femmes a explorer avec plus d’audace leur sexualité est à peu près envolé. Nous sommes revenus à une sexualité décrite de façon plus sentimentale, et même si les femmes des générations Y et Z revendiquent le droit de parler haut et fort de leur clitoris et de leurs vulve, le plaisir ne semble pas être pas au coeur de leur sujet. J’en reviens encore et toujours au « Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir et de la nécessité d’enchainer l’indépendance économique à la gestion du désir. Pour elle, le féminisme servait à sortir la femme de de son rôle de « victime et mégère », or nous y sommes toujours, à cet endroit de la perpétuation d’un ordre inégalitaire et d’une libération sexuelle pour les femmes qui n’est toujours pas évidente.
En parlant peu des femmes qui harcèlent sexuellement les hommes (un garde du corps de Maria Carey s’est récemment plaint, il y a d’autres victimes des pulsions sexuelles de femmes), en parlant peu des hommes victimes de la violence des femmes (149.000 hommes en 2012 et 2013 vs 398.000 femmes, 25 décès d’hommes vs 121 femmes) on renforce les stéréotypes de genres, on maintient l’idée que l’homme et la femme sont des êtres différents (en oubliant que c’est une construction sociale qui date du XVIIIe siècle). Aborder ces sujets de souffrance en les décorrelant de la question du genre serait peut-être l’occasion de cesser de confiner les pulsions sexuelles incontrôlées et la violence dans la case du masculin, même si est vrai que les hommes dominent, pour l’instant, ce sombre tableau.
Nous, les femmes, sommes toujours face à deux alternatives :
D’un côté, nous pouvons suivre le chemin mou que le capitalisme à choisi pour nous. C’est celui déjà si admirablement décrit par Zola dans "Au bonheur des Dames", un monde où la séduction occupe une place primordiale dans la vie des femmes, où elles acceptent d’être poussées à accorder une part toujours plus grande à la consommation, un monde où elles sont plus souvent objets que sujets.
De l’autre côté, il y a le féminisme pro-sexe qui encourage les femmes à s’exprimer clairement lorsqu’elles sont désirantes rendant d’autant plus compréhensibles les refus lorsqu’ils s’imposent, dans la pleine conscience de leur force (avec la capacité à tempérer les hommes agressifs et violents qui ne sont rien d’autre que des hommes inquiets pour leur virilité, comme le remarquait déjà Beauvoir). Vouloir, c’est pouvoir, et vouloir c’est aussi le pouvoir. Voilà pourquoi la parité H/F doit aussi passer par la parité dans l’expression de la libido, cette pulsion qui dépasse le cadre de nos sexualités et agit en moteur de notre vitalité.
© illustration : Marlene Dumas