L’art de la censure

Le 16/07/2010

Entravé, pieds et poings liés, comme bâillonné quand il s’agit de sexualité, l’art n’aime pas être un beau dominé. Car dans notre pays, un vent d’interdits souffle sur le sexe et Erato, muse de la poésie érotique, est livrée en proie aux censeurs et ayatollahs en tous genres. A l’occasion du Festival Côté Court, des personnalités liées au monde de l’art (1) étaient conviées à débattre sur les nouvelles formes de censure qui touchent la vie intellectuelle et artistique, principalement en France. Sans surprise, le sexe et ses représentations cristallisent à eux seuls les nouveaux interdits.

« Les esprits médiocres condamnent d’ordinaire tout ce qui passe à leur portée. »


Cette maxime de La Rochefoucauld résume à elle seule l’affaire « Présumés innocents ». A l’origine : une exposition sur l’enfance et l’adolescence au travers d’œuvres d’artistes contemporains au CAPC de Bordeaux, succès public et critique. Un mois après sa fermeture, une obscure association agenoise, La Mouette (qui se propose d’enfermer les enfants dans un monde de bisounours) porte plainte contre l’ensemble des personnes engagées dans l’organisation (artistes, prêteurs, commissaires...) pour pornographie et pédo-pornographie. En cause ? Les œuvres d’artistes majeurs comme Robert Mapplethorpe, Nan Goldin, Cindy Sherman ou Elke Krystufek, tous représentés dans les plus grands musées internationaux.
S’ensuivent 10 années de procédure absurde, bête à rire – ou à pleurer, c’est selon - : Interpol est mobilisé pour retrouver Mapplethorpe, pourtant décédé en 89. Le juge Croizier (2), en charge de l’instruction, multipliera les preuves d’inculture, allant jusqu’à demander au sujet de LA célèbre photographe : « Mais qui est donc ce Nan Goldin ? », rapporte Stéphanie Moisdon-Tremblay, l’une des commissaires de l’exposition. En 2006, obligé de se rabattre sur ces derniers, il met en examen Henri-Claude Cousseau, Stéphanie Moisdon-Tremblay et Marie-Laure Bernadac. La cour d’appel de Bordeaux annule l’ordonnance de renvoi en correctionnelle en mars 2010. La Mouette demande le pourvoi en cassation. Verdict courant juillet.

Symptomatique d’un climat délétère où les personnes morales se substituent à l’État pour endosser le rôle de « police morale », cette affaire n’a été rendue possible qu’à cause d’une modification en 94 et en 98 (Amendement Jolibois) de la loi et du nouveau code pénal.


De « l’outrage aux bonnes mœurs » aux « messages pornographiques »


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Portrait de Louise Bourgeois, Robert Mapplethorpe

En 1994, la réforme du code pénal entre en vigueur. Elle réprime, désormais, en lieu du rétrograde « outrage aux bonnes mœurs », avec les articles 227-23 et 227-24 du Code Pénal, « le fait, en vue de sa diffusion de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image ou la représentation d’un mineur lorsqu’elle présente un caractère pornographique » et « le fait de fabriquer, transporter et diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, un message à caractère pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur. »
La définition même du « message pornographique » demeure bien floue. Si l’ensemble des dictionnaires définissent la pornographie par la représentations de choses obscènes, qui choquent la décence, la pudeur ou le bon goût, autant de valeurs relatives et subjectives, l’acceptation moderne du mot « pornographique » renverrait plutôt à la finalité du message, l’excitation, voire la masturbation. Or, à trop respecter la définition académique, le changement de législation ne devient qu’une loi trompe-l’œil, faussement progressiste.

Par ailleurs, la mention « ou représentation », dans l’article 227-23 du code pénal, a été ajoutée en 98 sur proposition du député Charles Jolibois. (3). C’est à partir de cette disposition que les attaques des bien-pensants ont pu commencer, au tournant du millénaire. Avec cette notion de représentation il était désormais devenu possible d’incriminer des œuvres d’art, même si, comme le fait remarquer Norbert Campagna (4), « toute représentation publique d’activité sexuelle explicite n’est pas pornographique, mais toute représentation pornographique contient celles d’activités sexuelles explicites. » Apparemment, tout le monde n’est pas capable d’apprécier la nuance quand il s’agit de l’enfance.


L’enfance sacralisée


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The Woman in the child, Gary Gross

Dernier reliquat de la morale judéo-chrétienne, la sacralisation de l’enfant, toujours plus pur, toujours plus asexué, toujours plus angélique, est donc devenue en quelques années le visage moral, consensuel et politiquement correct, de la répression et de la censure.
C’est comme si, dès que les mots "sexualité" et "mineurs" étaient prononcés de concert, un mécanisme émotionnel plongeait la réflexion dans le noir. La castration chimique, la peine de mort pour les violeurs d’enfants et dans une moindre mesure, les lynchages tant physiques que médiatiques, deviennent des réflexes intellectuels quand il s’agit de condamner cette figure nouvelle du Mal moderne.
Dès lors, la justice elle-même est rongée par la panique morale. Aux droits de l’enfant, on accepte de sacrifier la liberté d’expression et de création, en oubliant qu’aussi jeunes qu’ils soient, il n’en restent pas moins des êtres humains, avec des droits, des devoirs, et une sexualité dont on ne voit au nom de quel principe ultime l’art ne pourrait s’en emparer, surtout à des fins morales.(5)
Enfance sacralisée, mais enfance manipulée, puisque, exception faite de M. de Bellem, le père de famille à l’origine de la plainte contre Présumés Innocents, qui s’est aventuré au delà du parcours prévu pour les enfants, l’exposition n’a enregistré aucune réclamation, pas même des inspectrices en charge de l’instruction qui avaient visité l’exposition. Dans ce cas précis, il n’y a pas eu de préjudices, que des offenses. Et ni les critiques d’art, ni les experts en matière de pédo-psychologie ne devraient être habilités à juger de ces offenses. Mais est-ce le rôle du magistrat pour autant ?


Juge et parti


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Made in Heaven, Jeff Koons

La véritable question est donc posée : qui est dans la capacité de juger de la pornographie des œuvres d’art ? Un magistrat ? Un critique littéraire ? Un psychologue ? Un sociologue ? Les œuvres de l’esprit sont en France protégées par le code de la propriété intellectuelle, selon qu’elles sont originales ou nouvelles. Ainsi, dans l’affaire Plateforme, roman de Michel Houellbecq, le magistrat, après la plainte pour pornographie de l’association Promouvoir, a délibéré en faveur de l’auteur « malgré des scènes sexuelles complaisamment décrites », car « l’ouvrage en cause n’est pas pour autant dénué de valeur artistique ou littéraire. » Le juge s’érige donc en critique. Si, ici, la décision penche plutôt en faveur de la liberté d’expression et de création, quid des procédures où le verdict est bien moins libéral ? Devons-nous laisser le pouvoir aux juges de décider de ce qui relève de l’art et ce qui relève de la pornographie ? Il fut une époque où le magistrat avait ce pouvoir, et cela a failli nous coûter deux des plus grands génies littéraires du XIXème siècle, Flaubert et Baudelaire.
Par conséquent, devant l’impossibilité du consensus, le législateur serait bien inspiré d’exclure les œuvres artistiques, fictionnelles et esthétiques des articles 227-23 et 227-24, comme le propose l’Observatoire de la liberté d’expression dans la création et Agnès Tricoire, sa présidente. Pourquoi ne pas laisser à la responsabilité des organisateurs et des commissaires d’expliquer, d’informer sur le contexte d’une œuvre sans pour autant prendre le public pour des personnes incapables de réflexion et de distanciation, attitudes pourtant fondamentales pour visiter une exposition ? Sans cela, l’idée même d’exposition, de collection ou de publicité des œuvres perd son sens.


De la censure à la "sensure"


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Klara & Edda belly dancing, Nan Goldin

Au fur et à mesure que la censure institutionnelle et morale s’insinue dans les œuvres de l’esprit, la modification, l’ajout ou la privation de sens s’accentue. Des œuvres jugées jusque là banales, comme des photos de David Hamilton, mises à l’écart lors de la biennale de Lyon, sont paradoxalement, mises en avant par le silence qu’on impose dessus. Le recours au floutage, l’interdiction de l’exposition aux mineurs ou la mise sous blister des catalogues d’exposition, « c’est montrer l’obscénité absente de ces images » affirme Stéphanie Moisdon-Tremblay. Il n’y a donc pas de meilleurs moyens pour attiser le regard, exciter la curiosité.

D’autres, plus importantes, sont dérobées à la connaissance des néophytes et du grand public pour être réservées aux yeux de quelques privilégiés du monde de l’art, à l’instar du programme du Festival d’Automne en 2004, commandé à Nan Goldin (toujours elle !), dont le partenaire média, Télérama, a exigé qu’il soit détruit car jugé trop risqué légalement. C’est donc tout un pan du travail de l’artiste qui a été caché au public, tandis que les organisateurs et le magazine ont eu tout le loisir et l’occasion de l’apprécier (ou pas, apparemment).

Pire, la caractérisation de message pornographique est vampirique : infamante, elle occulte la dimension polysémique des œuvres de l’esprit, fictionnelles et artistiques. Elle nie, par là-même, le droit à l’existence de ces œuvres, comme le prouve la requête de la Mouette de détruire certaines d’entre elles. Pourtant, très rares sont ceux qui trouveront une excitation, voire un appel à la masturbation, devant la photo, certes, provocante de Brook Shields (6), nue à 13 ans. Or, le trouble n’est pas nécessairement ou exclusivement érotique, pornographique ou violent. Il ne nuit à personne si ce n’est à une entité abstraite, l’Enfance romancée. Ce dont la Mouette accuse les organisateurs de Présumés innocents, ce n’est donc pas d’avoir nuit à des personnes physiques mais à leur conception idéalisée de l’Enfance. Cela s’apparente à un délit de blasphème.

De fait, le blasphème dérange et fait désormais peur aux artistes et aux organisateurs. Catherine Millet, rédactrice en chef d’Artpress admet que mettre les photos de Jeff Koons et de la Cicollina, Made in Heaven, en couverture, comme il a été fait dans les années 90, "ce serait plus difficile aujourd’hui." On ne peut que confirmer, au vu de la polémique qui a entouré l’exposition de ce dernier à Versailles.(7) C’est donc toute pensée un tant soit peu libertaire qui est réprimée.

Le XXIème siècle s’ouvre sur une période sombre, où organismes de tutelle, organisateurs et parfois-même artistes, passent de censurés à censeurs, où la peur des condamnations pénales poussent à la retenue. Catherine Millet le fait remarquer, l’époque est peu encline à traiter explicitement de la thématique sexuelle. Pourtant, des amphores grecques aux femmes girondes de Rubens, sexe et art ont le plus souvent donné une progéniture qui réveillait les sens, l’imagination et l’esprit.


[gris]Arthur Gibert[/gris]


Notes :

(1) Étaient présents : Agnès Tricoire, présidente de l’Observatoire de la liberté de création ; Stéphanie Moisdon-Tremblay, commissaire d’exposition ; Catherine Millet, rédactrice en chef du magazine Artpress ; Bernard Noël, écrivain et poète ; Jean-Marc Adolphe, directeur de la publication de la revue Mouvement.

(2) Le Juge Croizier est accessoirement consultant à l’INAVEM ; Institut National d’Aide aux Victimes et de la Médiation, institut proche de La Mouette. Ceci peut expliquer les raisons qui ont poussées l’ex-doyen des juges d’instruction de Bordeaux à renvoyer en correctionnelle, contre l’avis du parquet, Henri-Claude Cousseau, Stéphanie Moisdon-Trembay et Marie-Laure Bernadac, ce qui constitue un fait rarissime dans les procédures judiciaires françaises. Juge et parti donc ?

(3) Ajout qui avait pour but, à l’origine, de lutter contre les films animés de pédo-pornographie.

(4) Norbert Campagna, L’Ethique et le Droit, éd. de L’Harmattan, 1998

(5) L’association L’Enfant bleu avait demandé aux éditions Gallimard le retrait du roman Rose bonbon, qui mettait en scène la vie d’un pédophile. Œuvre de fiction, ce roman se terminait sur une fin parfaitement morale, puisque le héros meurt dans d’horribles souffrances. On peut rapprocher de ce cas, l’interdiction aux moins de 18 ans et la classification X du film de Wakamatsu, Quand l’embryon part braconner sous prétexte qu’il présentait des tortures et sévices faites à une femme, qui pourtant finissait par tuer son tortionnaire.

(6) En 78, Gary Gross publiait la photo de la jeune actrice, nue, dans sa baignoire, pour la une de Photo Magazine. En 81, Brooke Shields, devenue célèbre, attaque Gary Gross pour violation de la vie privée et préjudice moral. En 83, le juge déclare le non-lieu, estimant qu’elle n’était ni pornographique ni sexuellement explicite. En 2009, la photo est retirée d’une exposition à la Tate Modern par la brigade spéciale des arts intégrée à Scotland Yard. La photographie fait partie des œuvres incriminées dans l’affaire Présumés Innocents

(7) Il en va de même pour l’exposition Murakami prévue en septembre prochain. Pourtant, « On n’exposera pas d’œuvres pornographiques dans un château ouvert aux moins de 18 ans. Plein d’œuvres classiques ne sont pas montrées à Versailles à cause de leur ambiguïté, ce sera pareil pour Murakami », promet Laurent Brunner, le patron de Château de Versailles Spectacles.

Première photo : Innocence, Paul McCarthy

Bibliographie :
La liberté d’offenser - Le sexe, l’art et la morale, Ruwen Ogien, éd. La Musardine, octobre 2007
La Création est-elle libre ?, sous la direction d’Agnès Tricoire, éd. Le Bord de l’eau, 2003


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Commentaires (5)

  • Nico

    Est-on en pleine régression ou je me trompe ?

  • Milkyr

    Surprenant mais pas tant que ça quand on y pense, l’art a toujours été sujet à polémique, le sexe l’est aussi, l’association des deux est explosif pour certains. Dommage, l’étroitesse d’esprit du XXIè siècle fait peur. Mais qu’il en soit ainsi.

  • Anonyme

    tout dépend du point de vue...
    dé fois la censure est nécessaire et pas assez souvent appliqué ... Eh oui certain appel art un point sur un tableau ...Certes c’est de l’art philosophique mais se ne pas a mon cens de l’art graphisme...

  • Katia

    Oour votre information une vidéo de 1973 de l’artiste américaine Susan Mogul a été interdite sur Youtube alors qu’elle y était depuis 2009.
    Le galeriste Tom Jancar, un des rares galéristes a supporter les femmes artistes ( et oui il y a encore a faire de côté là) a porté plainte.
    Evidemment avec le soutien de tous ses artistes et de toute la communauté artistique, cette censure est sur les pages de Facebook et a aussi fait l’objet d’un article dans le LA times.
    L’amérique reste encore ancrée dans son puritanisme....

  • José Grisel

    Hélas,hélas,hélas.... La connerie est sans borne, et des gens sûrement cultivés se laissent manipuler par ces associations "rétrograde"
    Hélas, hélas mille fois hélas... A quand les feux en place publique, pour anéantir toutes oeuvres d’art non conforme à la "morale..... ? à leur morale... ? " Livres, tableaux, films, sculptures, objets..... Etc... etc...etc.... Un pornocrate navré