Catherine Millet
Le 11/06/2009
Catherine Millet : « On a besoin de modèles pour nos comportements. Pour la sexualité, c’est dans la pornographie qu’on les trouve. »
La critique d’art et écrivain, qui a libéré la parole féminine sur le libertinage en 2001 avec La Vie Sexuelle de Catherine M., revient pour Second Sexe sur la place de la pornographie dans son imaginaire.
Quelle place l’érotisme occupe-t-il dans La vie sexuelle de Catherine M. ?
La littérature et le cinéma érotiques ne m’intéressent pas beaucoup. En revanche mon imaginaire a été nourri par le cinéma porno. Je crois que notre sexualité est autant marquée par des modèles venus du roman ou du cinéma que tous les autres aspects de notre comportement. Les premiers films pornos que l’on voit nous fournissent, sinon des modèles, au moins des fantasmes. Je raconte dans mon livre (La Vie Sexuelle de Catherine M., Éditions du Seuil, 2001) que lors de mes premières expériences de sexe à plusieurs, j’avais une impression de familiarité avec la situation. Si cette expérience ne me surprenait pas beaucoup, c’est qu’elle existait déjà en moi sous forme de fantasme. Je crois même que j’ai vécu ces situations, non seulement par les hasards de la vie, mais parce que j’y avais été préparée par la vision de films pornographiques. Je me souviens très très bien du premier film porno que j’ai vu. Je ne me souviens plus du titre, mais c’était un film typique de la production de l’époque, des filles qui se déshabillent en deux secondes, l’amour dans la nature, de gentilles parties carré. Au cours d’une soirée entre copains, les garçons s’étaient procuré ça pour provoquer les filles, et les filles faisaient semblant d’être choquées. Je me suis retrouvée dans un lit avec un garçon, et comme c’était une des premières fois que cela m’arrivait, je me suis crue obligée de résister, et lui me disait : « Mais enfin, nous n’allons rien faire d’autre que ce que ces gens ont fait sur l’écran ».
A notre époque, tout est fait pour écarter les jeunes de la pornographie, pour les « protéger » (c’est le terme officiel) d’on ne sait quel danger.
Oui, on semble penser que l’humanité entière est tellement faible qu’elle vit sous l’influence totalitaire des images. Je ne suis pas du tout d’accord. Voir des films porno n’empêche pas de développer sa propre libido. On a de toute manière besoin de modèles, de références. Et pour la sexualité c’est dans la pornographie qu’on les trouve. Ce qu’il faut c’est aider les gens à trouver des modèles qui leur conviennent. Si je me réfère à ma propre expérience, certes c’était une autre époque, et j’étais d’un tempérament particulièrement ouvert, les films pornos que j’ai vu dans mon adolescence m’ont plutôt mise à l’aise. Par exemple, la première fois qu’un garçon m’a demandé une fellation, je me suis dit : « Est-ce bien normal ? » J’ai interrogé une copine, mais elle était encore moins affranchie que moi. Et quand j’ai vu une fellation sur un écran, j’ai compris que c’était une pratique comme une autre. Le film pornographique agissait comme un documentaire pédagogique. Je me souviens d’un film de Larry Clark, où on voit un casting de jeunes gens pour coucher avec une actrice porno. Ce qui m’avait frappé, c’est que les garçons qui se présentaient connaissaient très bien les codes de la pornographie, et qu’ils les avaient souvent adoptés. Par exemple, ils s’épilaient, parce que les acteurs porno sont souvent épilés. Si les acteurs avaient été très velus, ces jeunes gens utiliseraient sûrement des crèmes pour faire pousser leurs poils ! Ils sont au début de leur vie sexuelle, il faut bien commencer quelque part. Petit à petit ils vont trouver le type de fille qui leur plaît, les positions qu’ils préfèrent, et s’affranchir de cette influence.
Pensez-vous que les femmes se soient ouvertes à l’influence de la pornographie ces dernières années ?
Si on en croit les magazines, c’est évident. Mais je ne suis pas sûre que les enquêtes soient menées avec la plus grande rigueur scientifique ! (rires) Quoi qu’il en soit, il est certain que l’on peut aujourd’hui poser ces questions, aborder le sujet de la pornographie avec les femmes, sans gêner ni choquer.
Les femmes souhaitent-elles une pornographie différente ?
Si je pars de ma propre expérience, je dois vous dire que la pornographie traditionnelle, faite soi-disant pour exciter les hommes, m’excite moi aussi. Et d’ailleurs les bandes-dessinées pornos ont encore plus d’effet sur moi que les films. L’écrit obscène aussi peut m’exciter beaucoup. Je suis décidément une intellectuelle ! (rires) La pornographie stylisée, qui s’éloigne de la réalité, me touche plus que la vision des corps réels, qui font un peu écran au fantasme. Dans les films pornos, les acteurs souvent me déplaisent. Alors que dans les bandes dessinées, les personnages masculins sont souvent idéalisés ou monstrueux, et là la question de leur transposition dans le réel ne se pose pas. On dit parfois que les femmes attendent un autre type de représentation sexuelle que celle proposée par la pornographie traditionnelle. Mais il me semble que si c’était vrai, on l’aurait vu apparaître. Quand les femmes disent, classiquement, que les films pornos les ennuient, je ne suis pas sûre qu’elles disent la vérité. Et il ne suffit sans doute pas que les films soient réalisés par des femmes pour que leur nature change comme par enchantement. J’ai vu des films d’Ovidie par exemple, ils ne m’ont fait ni plus ni moins d’effet que des films réalisés par des hommes. Les codes sont les mêmes. Évidemment, les féministes diront que c’est parce que les femmes ont tellement intégrés les codes masculins qu’elles sont incapables d’en créer d’autres...
Et vous n’êtes pas d’accord avec ça ?
Personnellement, je pense que dans ce domaine, depuis le temps que les hommes et les femmes font l’amour ensemble, ils ont fini par mélanger et partager leur imaginaire. Quand il y a une bonne entente sexuelle entre un homme et une femme, souvent ce sont les mêmes positions et les mêmes situations qui vont les exciter. Quand une femme est séduite par un homme, c’est souvent qu’il l’entraîne sur un terrain où elle a envie d’aller. À mon avis, la question du genre dans la pornographie ne se pose pas vraiment. C’est différent si on parle de représentation plus élaborée. La manière dont certaines femmes écrivains ou cinéastes représentent la sexualité dans leurs œuvres est différente de ce que les hommes ont pu faire. Je crois que cette différence pourrait se résumer à un plus grand sens du réalisme. Dans la fantasmatique masculine, on a tendance à évacuer les détails, les à-côtés. Alors que les femmes sont attentives aux petits détails réalistes qui replacent l’acte sexuel dans un contexte ancré dans le réel. Le discours sur la sexualité ayant été l’apanage des hommes depuis très longtemps, notre travail semble être de dire des choses qu’ils avaient négligées ou évitées. Soit qu’elles appartiennent spécifiquement au désir féminin, soit que les hommes, comme je le crois, aient tendance à isoler l’acte sexuel. Les femmes au contraire élargissent le champ de vision, prenez les films de Catherine Breillat, et notamment la fameuse scène du tampon sanglant dans Anatomie de l’enfer. On pourrait s’attendre à ce que les femmes idéalisent l’acte d’amour, et en réalité elles sont plutôt enclines au prosaïsme. Cette attention à la trivialité n’enlève rien au désir, au contraire.
Vous pourtant, vous disiez que vous préfériez des représentations moins réalistes. Est-ce à dire que la vision « masculine » du sexe, plus concentrée sur l’acte lui-même, vous excite plus ?
Oui. Une chose est la représentation féminine de la sexualité, une autre la préférence des femmes en tant que consommatrice de pornographie. Si je prends mon exemple, je suis, à rebours de ce que disent beaucoup de femmes, très sensible aux gros plans, jusque dans leur abstraction. Je crois que ce goût pour la vision des organes génitaux en action correspond profondément à mon mode sexuel. La sexualité de groupe offre aussi ce rapport direct avec des corps dépersonnalisés. On m’a critiqué pour ça, quand je l’ai raconté dans La Vie Sexuelle de Catherine M. Le psychanalyste Daniel Sibony est allé jusqu’à me reprocher d’avoir avec ces « corps sans tête » un rapport quasi-fasciste. C’est très exagéré, évidemment. C’est aussi ne pas comprendre qu’il y a dans la sexualité de groupe des moments différents, et si l’acte en lui-même est assez âpre, il y a aussi des instants de tendresse, de complicité, et même des relations privilégiées. Sauf que c’est avec des inconnus avec qui l’on n’a pas dîné avant. Les gens que j’ai rencontrés dans ces pratiques étaient plus attentifs et plus adorables que bien des amants avec qui j’ai eu des rapports strictement individuels (rires).
Les critiques que vous avez reçues lors de la publication de La Vie sexuelle de Catherine M. étaient-elles dues en majorité au fait que vous soyez une femme ?
Que j’étais une femme et que je n’étais ni prostituée ni actrice porno. Et comme ce que je racontais, ma disponibilité à des rencontres sexuelles hors de tout schéma amoureux, mon goût actif pour la sexualité de groupe... Ne correspondait pas aux schémas communément admis sur la sexualité féminine, il m’est arrivé plusieurs fois que des femmes me disent après avoir lu mon livre : « Mais finalement vous êtes un homme » ! C’est absurde. Ma sexualité n’est pas le résultat d’une aliénation sous l’influence des hommes. D’autant moins que, même si ce sont des hommes qui m’ont conduite dans le libertinage, j’y ai trouvé des fantasmes qui m’appartenaient, antérieurs même à la vision de tout film porno. Avant même de savoir ce que c’était que l’acte sexuel : quand je me masturbais je m’imaginais déjà au milieu d’un groupe de garçons qui me caressaient, m’embrassaient etc.
Les réactions à votre livre ont-elles été différentes chez les hommes et chez les femmes ?
Même s’il y a eu des critiques et des reproches dans la presse, l’immense majorité des lettres que j’ai reçues venaient d’homme, et très largement pour me féliciter, me remercier, ou m’inviter à une soirée ou un voyage. Les femmes qui m’ont écrit étaient moins nombreuses, et elle s’intéressaient plus précisément à la description que j’essayais de faire du plaisir. Je crois que les femmes sont contentes de pouvoir comparer leur expérience avec celle d’autres femmes. Si les hommes me félicitaient de partager une philosophie libertine, les femmes me remerciaient plutôt de mettre des mots sur des sensations.
Parmi les différences entre le regard masculin et le regard féminin dans la représentation du sexe, la plus flagrante n’est-elle pas que les femmes acceptent leur bisexualité beaucoup mieux que les hommes ?
Absolument ! On dit que le fantasme numéro un des hommes est de faire l’amour avec deux femmes, alors que jamais dans un film porno hétérosexuel on ne verra deux hommes se toucher. Personnellement cela me plairait beaucoup de voir une scène de ce genre dans un film porno hétérosexuel. C’est même un de mes fantasmes de faire l’amour avec deux hommes et que ces deux hommes fassent l’amour ensemble… Et ce doit être l’un des rares que je n’ai pas encore assouvis. Je n’ai jamais vu dans une partouze hétérosexuelle deux hommes faire l’amour ensemble. Cela reste le grand tabou, alors que je suis certaine que les libertins hommes refoulent leur part homosexuelle. Deux hommes qui font l’amour en même temps à la même femme, font l’amour ensemble, mais sans mettre leurs épidermes en contact. Ils ont besoin d’une femme entre eux...
[gris]Propos recueillis par Gilles Verdiani[/gris]
Commentaires (1)
Si plus de femmes pouvaient avoir cette liberté de penser sur la pornographie, la vie serait autrement plus douce...