La masturbation, une invitation au voyage...
Le 21/04/2009
De tous les synonymes de « masturbation » pas un n’en traduit la substance érotique : du très explicite « mauvaise habitude » au non moins accusateur « onanisme », en passant par le réfrigérant « auto-érotisme », parler de cette sexualité équivaut à la stigmatiser ou la condamner. Pourquoi ?
De la condamnation à la damnation
Questionner le vocabulaire de la masturbation n’est pas anodin. Son vocabulaire traduit globalement la réprobation, oscillant entre la pathologie et la vulgarité… Le terme d’onanisme tel que l’a adopté John Martens en 1710, a pour sa part servi à diaboliser la masturbation, l’église, les médecins et les philosophes devant en leur temps, trouver une référence biblique… Cela ne suffit pourtant pas aux censeurs qui pensent alors, et avec raison, que certains se préoccupent plus de « sauver leur peau » que leur âme. Les docteurs et surtout le suisse Samuel Tissot se chargent d’envenimer la situation en racontant des histoires (aux sens propre et figuré d’ailleurs). Les contes moraux et les thèses médicales se multiplient relatant des maladies abominables et des morts cruelles consécutives à « cette funeste passion »… L’homme se voit menacé de stérilité et d’assèchement de son énergie. La femme deviendrait sujette aux « fureurs utérines qui leur ôtent la pudeur, la raison » (Le Bègue de la Presle, médecin de Jean-Jacques Rousseau). Dès lors, parents, tuteurs et directeurs de conscience des demoiselles s’engagent dans la lutte : éradication des lectures romanesques, d’objets tenus pour subjectifs (au XIXe siècle, on en vint à recouvrir les pieds des chaises et des pianos). Besognes diverses (« moudre du café toute la journée, promenades…), exercices, vin, camphre, quinquina, surveillance permanente… ou ligotage des chevilles et des poignets parachèvent l’éducation des jeunes filles. Le siècle de Victoria a également vu des aberrations comme l’excision et la cautérisation du clitoris. « Il faut recourir à cette opération lorsque les autres méthodes curatives auront échoué » note le docteur Pouillet spécialiste de l’onanisme féminin au XIXe siècle.
Eternel féminin vs éternelle femelle ?
C’est peu dire que ce mélange explosif de censure et de menaces finit par écraser les filles d’Eve du poids de la honte et de la culpabilité. Car bien sûr comme dans toute prohibition, les attouchements existent toujours, avec la rougeur au front et le silence comme confidents. Les XIX et XXe siècles s’avèrent particulièrement jusqu’au-boutistes. Et sur certains points, leur victoire est aussi franche qu’amère : accablées de dénis et de reproches, les femmes relèguent (volontairement ou non) leur sexe au rayon des zones inexplorées et mystérieuses. Ignorant parfois tout à fait à quoi et comment « cela » peut bien servir, la notion de sensualité leur devient étrangère. Et le plaisir solitaire déserte certaines chambres prénuptiales. Pour celles qui se caressent et en tirent jouissance, il convient de rester discrètes. Le mari, les voisins, les médecins doivent l’ignorer sous peine d’enfermement ou d’être tenues pour dégénérées. Les rapports criminels de l’époque évoquent parfois les « infamantes perversions » des prisonnières. Ainsi privées de leur intimité, elles cèdent publiquement à la tentation du préjugé, rejetant à leur tour la masturbation comme le vice des femmes faciles, celles que l’on n’épouse ni ne respecte… la femme continente et la femelle concupiscente, la maman dévouée et la putain rouée.
La connaissance, premier pas vers la reconnaissance
Dès le début du XXe siècle, la psychanalyse récupère la sexualité et la conceptualise. Les premiers psychanalystes font un premier pas vers la réhabilitation en admettant la pratique de la masturbation. Freud affirme qu’il en est « venu à penser que la masturbation est la seule grande habitude, le besoin primitif ». Bien entendu, une pluie de blâmes se déverse sur lui. Mais à cette époque, la question féminine constitue la part obscure, centrale mais mal comprise, de ses théories ; et la masturbation ne sort pas franchement du Continent Noir. Le médecin viennois en effet ne la condamne pas mais définit parallèlement l’orgasme clitoridien comme immature et infantile, valorisant par là la jouissance vaginale. Problème : 70% des femmes jouissent grâce au clitoris. Une contradiction dont Freud ne trouve pas la résolution. Partant de l’anathème radical, cette nouvelle doctrine fait de l’auto-érotisme un vrai thème de réflexion et en réforme l’approche. Les médecins revoient leurs copies trop « victoriennes » et font des découvertes intéressantes : la masturbation ne cause pas de séquelles physiques ; elle peut être un symptôme de névroses et psychoses (érotomanie, nymphomanie, hystérie…) mais n’en génère aucune. L’énergie vitale ne pâtit pas de ces petites agaceries joyeuses. La maladie et la mort ne sont plus de redoutables dommages collatéraux. Avec le recul de la religion et l’apport du féminisme, la question du plaisir au féminin se pose différemment. Le message se diffuse, prend le contrepied des censeurs de toutes obédiences : encore faut-il que les concernées l’entendent.
Beautés intérieures – Regards sur les femmes
Actuellement la masturbation joue la petite reine des médias et la star du commerce rose tout en conservant un parfum de soufre. Ce curieux mélange trouve sa source dans les sentiments contradictoires qu’elle éveille. Gaël L. a écrit et photographié des femmes qui témoignent sur le sujet. Son livre Voyages Intérieurs – Regards sur la masturbation féminine (Éditions Ragage) est un ovni dans la littérature consacrée à ce thème. Avec un regard bienveillant et dénué de jugement, une approche visuelle intense et sans vulgarité, l’auteur a approché des femmes dans leur plus grande intimité. « Voyages Intérieurs n’a surtout pas pour but de classifier, de sortir des statistiques, des moyennes, ou quoi que ce soit de normatif, bien au contraire. C’est simplement une volonté d’écouter, d’observer, de recueillir des témoignages différents et uniques chacun à leur façon qui m’a poussé dans ce projet. » Et de la somme des confidences, il ressort globalement que les participantes « considèrent plutôt la masturbation comme une part entière de leur vie. Pas uniquement comme le substitut de relations à deux (ou plus), comme certains le pensent, mais un petit plaisir supplémentaire, au réveil avant d’entrer dans la journée, sous la douche, pour s’endormir, ou tout simplement un moment de retour à soi. L’une d’elles (E. 42 ans) la compare à son “institut de beauté” à elle. Mais (…) cela soulève certaines questions profondes sur l’idée de “se réconcilier avec sa féminité” ».
Une injuste et mauvaise réputation
Se masturber reste dans la conscience collective, assez pathétique, terme un peu dur mais réel ! « Frustrée », « obsédée » « délaissée » : les adjectifs associés à la masturbation retiennent de parler librement de ce jardin secret. Les femmes d’ailleurs ne se confient guère qu’à leurs amies très proches… A. 39 ans explique : « Beaucoup sont prêtes à nier qu’elles se caressent (…), et par cette réaction, renvoient celles qui l’admettent et le disent au rang de détraquées ou d’obsédées du sexe ou je ne sais quoi encore. Difficile ensuite de parler de la simplicité du geste quand d’autres y voient des déviances. » Le tabou demeure, quoique la société accepte ou valorise enfin l’autoérotisme. Cependant les instances religieuses ne désarment pas dans leurs imprécations. Benoît XVI l’inclut dans les interdits de l’Église dans l’encyclique Deus Caritas Est au même rang que l’euthanasie et la pédophilie ! Les Musulmans aussi réprouvent la masturbation dont ils ignorent les conséquences positives : “L., est issue d’une culture musulmane très traditionaliste raconte Gaël L. La masturbation lui a permis de se réapproprier son corps qui lui semblait appartenir à d’autres (sa famille, son mari...). C’est dire si cet acte peut être chargé, parfois, d’une symbolique lourde !”.
Un patrimoine culturel difficile à partager
Indiscrète, personnelle, inavouée, la masturbation entre souvent dans la vie par effraction : dans Voyages Intérieurs, A.-E, 35 ans raconte : « Cela remonte à mes 10 ou 11 ans. Je m’étais rendue compte que pendant que je faisais mes devoirs, le soir, j’aimais toucher mon sexe à travers ma culotte (…) je frottais doucement et c’était agréable ». Cet exemple illustre bien un des obstacles aux attouchements : l’absence d’héritage, de transmission intergénérationnelle, fait étonnant pour un geste millénaire ! Les mères (et grand-mères) évoquent assez librement les règles et la maternité. La sexualité aussi, et les plus libérales d’entre elles iront jusqu’à quelques détails un peu crus… Pas trop, c’est nocif de trop s’incruster dans la sexualité de ses rejetons et réciproquement. Mais la masturbation a généralement droit un vague « c’est naturel » évasif ou un affolé « ne fais pas ça, c’est sale » à moins qu’on ne se réfugie derrière un apprentissage didactique digne de Dolto : « ce n’est pas sale, pense aux fleurs… ». Avant de passer vite à l’apprentissage d’une autre recette familiale et légendaire, le fameux poulet braisé à la rincette de fenouil sur lit de gibelottes. Transmettre un enseignement sous-entend d’en détenir la connaissance. À moins d’avoir une mère activiste du féminisme prosexe, les fillettes ne reçoivent pas ce genre de leçon.
Jeux de mains, jeux de demain
De l’enfance et ses frottements sur le doudou à la maturité, la masturbation varie. L’âge, le vécu, les fantasmes et croyances des femmes les poussent vers diverses caresses. Selon le Rapport Hite, 82% d’entre elles avouent se masturber, 95 % parviennent à l’orgasme et 73% par une simple manuelisation. D’autres se servent de coussins, jet de douche, ou de jouets érotiques. L’Antiquité créa les godemichets pour les femmes esseulées et c’est le très puritain XIXe siècle qui inventa le vibromasseur (thérapeutique, à l’époque). Si le XXe siècle les ont renvoyés dans les enfers de la dépravation, notre XXIe siècle en est plutôt friand. Vibro personnalisé et hautement technologique (adaptable sur iPod), gode en silicone rose ou métal glacial, boules de geisha en plastique coloré et pailleté, le catalogue s’enrichit au fur et mesure de l’imagination… L’imagination est un mot important puisque leur meilleur usage s’accompagne de fantasmes : « un homme aux intentions ambiguës, dominant et prince charmant qui me serre la gorge… » « je m’imagine faire l’amour avec une demoiselle… » « moi au milieu de plusieurs hommes… » « des situations acrobatiques ou rocambolesques, ou encore interdites et précipitées… » (1). Partant de là, il serait intéressant de confronter le désintérêt ce certaines femmes pour la masturbation à l’imaginaire érotique et sensoriel de chacune ?
L’émergence de néo-moralisateurs ?
Le plaisir solitaire peut se révéler encore plus excitant quand on le pratique à… deux ! Évidemment, une certaine complicité adoucit la timidité qui prend à s’exhiber ou regarder l’autre le faire. Il s’agit d’un jeu à ne pas mettre dans toutes les mains, car les réactions peuvent surprendre. Certains hommes, par exemple, sont atteints dans leur orgueil. Confondant excitation et insatisfaction, ils y voient une sorte de mesure vexatoire contre leurs « prouesses ». Des femmes, elles, trouveraient pervers d’étaler ainsi ce qui reste, pour elles, une récréation clandestine. D’un autre côté, des Arnolphe modernes commentent le sujet avec quelques jugements à l’emporte-pièce tels que « les meilleures amantes sont celles qui se masturbent car elles connaissent leurs corps ». « Un certain discours ambiant tente de rassurer les femmes en leur expliquant que “se masturber permet ensuite de mieux se connaître et de mieux guider son partenaire” ! Sans doute, mais c’est un peu réducteur, comme si la masturbation ne serait que le brouillon d’une relation à l’autre ! » explique Gaël L. Le risque des extrêmes… De l’interdit au devoir, « l’obligation sensuelle » ?
« Seule ou à deux, ou trois, ou en rêve, ou ce que je veux… »
La connaissance de son corps ne passe pas par un seul point défini qui logerait entre les cuisses. S’il s’agit de découvrir les discrètes moulures d’une femme, un miroir en révélera les reliefs tandis que d’affectueuses caresses d’un(e) tiers peut parfaitement en exacerber la sensibilité. Plus d’amants qu’on ne le pense aiment inclure la masturbation dans leurs ébats de couple, pour des découvertes sensuelles et mutuelles délicieuses. C’est un don, un tendre commerce, un baiser, une zone de volupté, une certaine impudeur. Et parfois, si l’amant n’est pas « vraiment là » il n’est pas très loin, comme l’écrit Anaïs Nin dans Vénus Erotica… « Puis Mathilde voulut savoir à quoi elle ressemblait quand Martinez lui demandait de se retourner. Elle s’allongea sur le côté gauche et présenta ses fesses au miroir. Elle pouvait ainsi voir son sexe par-derrière. Elle remua, comme elle le faisait pour Martinez. Elle vit sa propre main apparaître au-dessus de la petite colline que formaient ses fesses qu’elle commença à caresser. Son autre main glissait entre ses jambes et elle la voyait par derrière dans le miroir. De cette main, elle se caressait le sexe d’avant en arrière. Son majeur pénétra en elle et elle le fit aller et venir. Elle eut soudain envie d’être prise des deux côtés à la fois et fit glisser son autre majeur entre ses fesses. En remuant d’avant en arrière, elle sentait tour à tour les deux doigts, comme cela lui arrivait parfois lorsque Martinez et un ami la caressaient en même temps. L’approche de l’orgasme l’excita (…) »
C’est que pour moi – que pour ma gueule (3)
En tout cas, la masturbation n’est définitivement pas une pratique sale et vulgaire. Elle jette un trouble dans l’intimité féminine : qui sont celles qui se touchent ? Des égoïstes qui savent déclencher seules leur orgasmes, des ultra « féministo-sexistes » qui revendiquent un plaisir sans hommes, des frustrées qui singent le coït ? Non. Le plaisir n’est pas tout simplement « étranger » aux femmes, il ne s’agit ni d’une récompense pour bonnes manières ni d’une erreur de casting. Comme les hommes, les femmes ont ce jeu à portée de main, sans autre conséquence que de jouir. Libre à chacune d’elles de s’y abandonner, d’en profiter sereinement et sans contrainte. C’est aussi simple que de croquer un fruit pas si défendu que ça. Les femmes répondent en quelque sorte à des siècles d’interdit et « je m’aime donc je jouis » pourrait être leur credo. « C’est mon corps, il me plaît, je veux l’ouvrir, le pénétrer et le combler ». Besoin ou non d’un homme, simple préparatif amoureux, qu’importe : c’est une détente, un instant à soi entre draps de soie. C’est, au fond, l’histoire millénaire qui relie les femmes entre elles.
Fannette Duclair
(1) Les témoignages sont extraits du livre Voyages Intérieurs http://www.editions-ragage.com/coll...
(2) Site de Gaël avec témoignages et récits de femmes http://www.voyages-interieurs.20mn.com/
(3) Cet intertitre est tiré de la chanson (à écouter) « 5mn pour moi toute seule » d’Elisa Tovati in « Je ne mâche pas mes mots »
Commentaires (1)
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