L’infidélité ou l’éternel insoumis

Le 23/04/2010

« Jusqu’à ce que la mort nous sépare »…
Phrase magique échangée entre les amants. Union des corps et des âmes, serment de sang.
Serrement du cœur.
Étrange écho aujourd’hui que cette promesse de fidélité. « L’homme n’est pas sûr », susurre La Rochefoucauld, qui n’en est pas à un doute près. Fidèle, celui « dont les sentiments amoureux ne changent pas », « qui n’altère pas la vérité », « qui est constant dans ses affections ». Cette constance implique la permanence. Constance, invariabilité, immuabilité : peut-on exiger tant de l’homme — bien loin de l’assise des cathédrales ?
Et si l’infidélité, comme le carnaval, était au sein du couple une rupture avec l’habitude, cette érosion du sentiment ? Une ruse pour lutter contre l’usure, une rébellion contre l’aliénation des corps, afin de mieux retourner à la formule duale du couple ?
Derrière le mari se cache toujours un marin… Et Ulysse de voguer. Quant à Pénélope, Giono a levé le voile sur son attente dans Naissance de l’Odyssée.
Scrutation d’une déraison.

Le triangle d’or

L’infidélité est perçue, dans nos sociétés occidentales, comme une menace pour le couple. Triangle infernal de la femme, de l’homme et de l’amant(e), dont la menace pour l’équilibre précaire se résout parfois la suppression d’un des éléments. Porte de sortie du meurtre — la plus sûre des impasses. Thème classique de la littérature et du cinéma, nerf de la guerre des comédies de boulevard, l’infidélité a le romanesque de son côté. L’aphoriste belge Paul Carvel en dresse un syllogisme enjoué : « La vie en couple est une valeur naturelle, la fidélité est une valeur morale, l’infidélité est une immoralité naturelle. » En effet, rien de plus banal que l’infidélité. Rien de plus naturel non plus. Ange ou démon ?
Qu’entend-on par fidélité ? À l’origine, la fidélité a partie liée à la loyauté, fidelis signifie en latin classique : « sûr, loyal, solide » puis « digne de foi ». Sur la fidélité se bâtit la sainte trinité de la confiance, la constance et la créance. Prime alors le lien qu’un tiers fragiliserait. Qu’on songe au film Barry Lindon de Stanley Kubrick, ou encore au Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway. Où les amants se cachent dans un camion de viande avariée… Symbolique de la pourriture, de la chair impure, d’une impossible liberté. Miroir de l’alliance d’Eros et Thanatos et des sentiments cariés. En contrepoint répondrait La Leçon de piano de Jane Campion, où le désir ne saurait être freiné par rien, pas même l’amputation. Dans notre « culture monogame », la thérapeute Sylvie Angel précise dans Psynergie que « la fidélité est le plus souvent entendue comme "sexuelle" ». La fidélité des corps (le visible, le constatable) prime sur la fidélité des âmes (l’insaisissable). Sauver la face est alors synonyme de sauver les apparences…

Préliminaires

Pour Dom Juan de Molière, l’infidélité rend justice au divers. Face à son valet Sganarelle, le séducteur démontre combien la fidélité est abdication. Elle est, pour lui, prison du corps : « Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ». Il faut aujourd’hui imaginer Dom Juan avec un téléphone portable. Billets doux modernes que sont les SMS, ces fragments d’un discours amoureux où le dire bref se sème aussi facilement que les aigrettes d’un pissenlit. Diabolique téléphone Prada de Diana — la femme de Roger Brown, le héros — dans Chasseur de têtes de Jo Nesbø, qui, égaré, sonne soudainement sous le lit du rival…
Sylvie Angel rappelle les profondes modifications structurales et leurs ricochets sur le couple : « Depuis les années 60, les changements dans la vie privée et dans les mœurs ont été considérables. La contraception grâce à la pilule (loi Neuwirth, 1967), la légalisation de l’avortement (loi Veil, 1975), les modifications de la juridiction concernant le divorce, la reconnaissance des enfants adultérins (1972), l’acceptation de l’homosexualité, le vote de la loi sur le PACS (1999), etc. contribuent à changer les rapports conjugaux. » Émoussé, le spectre de la filiation. Dès lors, la mobilité du désir, alliée à la revendication du plaisir, peut s’égayer plus librement.
Pourtant, l’infidélité est rarement une fleur épanouie. Et si elle était fleur, elle serait lys au parfum narcotique. Par-delà les ruses de sa pratique, elle se heurte à l’emprise de la culpabilité. Car l’infidélité est remise en cause de la société occidentale : « Avant d’être une valeur morale, la fidélité est une nécessité sociale qui s’organise autour de la constitution d’un pacte régi par des règles fixes », poursuit Sylvie Angel. Ne peut-il y avoir que diabolisation de l’infidélité ?

Contre le désir, l’impossible digue

Pour poser la fidélité comme légitime, il faut revenir à l’opposition entre amour et passion. La passion a ses raisons, que l’amour ne connaît pas… Le couple exige constance et durée, promesse de tenue, alors que l’ordre humain rime avec instabilité. B. de Longree débusque l’aporie : « Dans l’évolution de la fidélité, le serment fait surgir une contradiction essentielle : le serment soumet, par accident, à l’éternité l’homme soumis, par essence, à la temporalité ». Et de poursuivre : « Le serment est inhumain — non humain — et vouloir s’y tenir relève de l’héroïsme ou du mensonge. Pour être fidèle, il faut en effet faire de l’instant — l’instant du serment — un état permanent. » De la même façon que la révolution est révolte contre l’ordre établi, l’infidélité est rébellion contre un état contre-nature. Elle est symptôme d’une incapacité à tenir une forme fixe. Insurrection de nos métamorphoses. Elle rappelle combien le couple exige de tenir ses pulsions en muselière. Et comme l’homme résiste pour succomber, ou tout du moins rechuter…
Eugène Durif, dans Laisse les hommes pleurer, montre combien il est difficile de contrarier l’élan érotique, cette allégresse de la chair nourrie par une tragédie en trois actes : la peur du manque (l’absence), de la disparition (la perte) et de la mort (la fin). Il écrit : « Dans l’acte sexuel, il y a comme une sauvagerie qui nous jette l’un contre l’autre, l’un sur l’autre, et ne nous apaise jamais de ce que nous désirons vraiment. Quelque chose qui n’a rien à voir avec l’amour ou alors c’est ce que nous pensons être l’amour qui est une illusion, et la seule réalité de l’amour, elle est dans ces corps qui se cherchent, se frôlent et se saisissent, retombent un instant dans l’apaisement, tentent encore de s’agripper, de se prendre encore une fois comme si c’était la dernière. Je n’arrive pas à faire le lien entre ça et le sentiment d’amour, de tendresse que je peux éprouver pour quelqu’un. Je n’ai jamais pu. J’aurais aimé pourtant. » Où le conditionnel porte la trace du remords…

Poison was the cure

Remède contre l’angoisse, l’infidélité ? Cette inconstance montre la difficulté pour le désir à prendre corps, à s’incarner. Trouver le correspondant de son désir ne va pas de soi. L’emboîtement des corps est affaire de clefs. De plus, le corps de l’autre offre une image finie du désir, que le fantasme vient tempérer en projetant sa mutabilité sur un support objectalisé. L’autre devient vecteur du plaisir, passation du fantasme. Mais le désir s’use à la répétition, à l’habitude et « rien ne s’interpénètre, ni les atomes, ni les âmes. C’est pourquoi rien ne possède rien. Depuis la vérité jusqu’à un mouchoir — rien n’est possédable », nous dit Fernando Pessoa. Dès lors, nous ne faisons que traverser des corps. L’infidélité témoigne de cette course en avant, sans cesse reconduite, d’un corps à posséder. Au sein du couple, elle peut alors assumer un rôle de régulation. Syndrome du marin. Fuite vers le lointain, pérégrination, avancée hasardeuse, pour revenir à terre et réintégrer la cellule du couple. Partir pour prendre la mesure de la vie — boomerang de la distance.
« Contrairement aux idées reçues, l’infidèle aime sa femme. Et lui revient toujours », déclare Jean-Luc Hennig. Un long passage de Bi mérite d’être cité : « " J’ai toujours eu une certaine idée de la famille ", assure un certain Bernard qui, en vingt ans d’infidélité, a collectionné plus de trois cents maîtresses (Nouvel Observateur, 1988). Le coureur a une âme de patriarche. Il ne met son foyer en danger que pour avoir l’occasion de le sauver. Il a des aventures, mais ce n’est pas un aventurier. Il lui faut ses pantoufles, sa respectabilité, sa vie bourgeoise et ses repas de famille pris sous la suspension de la cuisine avec une épouse irréprochable. Le coureur est un nostalgique du XIXe siècle. Il ne trompe sa femme que pour mériter sa confiance à force d’ingéniosité. C’est en la trompant avec son accord qu’il est devenu insoupçonnable. L’homme qui est incapable de mentir. Contraint d’être le plus rusé possible, l’infidèle a besoin du danger et de la tragédie. Ne pouvant accepter que sa femme soit malheureuse, il faut que son mariage tourne bien pour qu’il puisse la tromper. Plus préoccupé par sa femme que par ses maîtresses, il a facilement des remords. » L’infidélité, fort éloignée du téméraire, nous rappelle à notre humanité. Triomphe de la faiblesse contre l’art statuaire.

L’infidélité comme pacte de raison ?

Un couple peut décider de ce libertinage consenti. Assumer cette entropie du désir. Rendant à chacun ce que sa forme séparée autorise — sa gravitation. Pour cela, une règle : se séparer de la jalousie. « Il y a une minute, j’employais le mot de « jaloux ». Curieux mot, surtout quand on regarde une plèbe humaine, quand on voit les accouplements du hasard, quand on se rend compte que ces êtres qui sont pour le moment vissés les uns aux autres, se sépareront pour de bon, selon toute vraisemblance, dans un instant. Je me foutais éperdument de savoir combien d’hommes étaient amoureux d’elle, du moment que j’étais un maillon de la chaîne », rappelle Henry Miller, maître dans la valse du sentiment. Accepter d’abdiquer son unicité, reconnaître l’irruption du désordre. Contre les codes, partager le sentiment : « Je ne savais pas ce que c’était que la jalousie. […] Une femme, si elle est capable de susciter l’amour chez un homme, doit pouvoir l’inspirer à d’autres. Aimer ou être aimé n’est pas un crime. Ce qui est vraiment criminel, c’est d’amener un être à croire qu’il (homme ou femme) est le seul que l’on puisse jamais aimer ».
Cette latitude du comportement, cette souplesse du sentiment n’échappent pas toujours au sadisme. L’infidélité se fait alors injure, humiliation d’autrui au nom de ses propres plaies, comme le rapporte Camille Laurens : « Pendant le déjeuner, je voudrais qu’il soit question des hommes et des femmes. Claude aurait amené un amant tout neuf, donc elle se tiendrait bien (d’habitude, ma sœur a cette faculté de trouer le langage social, de violer les codes à force de souffrance. Je me rappelle une fois, à un repas de Noël, pendant que ma mère découpait la dinde, elle a dit à son mari de l’époque, ça a jeté un froid — : " Passe-moi le sel, cocu ") ».
Pour garder sa légèreté, l’infidélité devrait être badine. Funambule chorégraphe sur le fil des abîmes…

[gris]Ingrid Astier[/gris]


À lire
Sylvie Angel, « La fidélité conjugale », revue Psynergie, La Fidélité, septembre 2001
B. de Longree, revue Psynergie, septembre 2001
Jean Giono, Naissance de l’Odyssée
Molière, Dom Juan
Molière, George Dandin
Jo Nesbø, Chasseur de têtes
Eugène Durif, Laisse les hommes pleurer
Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares
Jean-Luc Hennig, Bi
Henry Miller, Sexus
Camille Laurens, Ni toi ni moi

À voir
Peter Greenaway, Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant
Stanley Kubrick, Barry Lindon
Jane Campion, La Leçon de piano
Stephen Frears, Les Liaisons dangereuses


© Warner Bros, Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears

Commentaires (7)

  • Lola

    Captivant et effrayant...

  • Myosotis

    Toujours ce style trop ampoulé pour un propos que je ne partage pas. Oui l’infidélité n’est pas si grave et non elle n’est pas à prendre à la légère dans le couple ! La vie n’est pas un vaudeville et les moeurs ont bien changé depuis Molière !

  • libert1

    Je viens de terminer cette lecture : loin d’être ampoulée, je la trouve riche comme un éventail déployé dans un boudoir ! Merci pour cette enquête toute en nuances, qui brasse des références bienvenues (divin Henry Miller, ou la revue Psynergie que je ne connaissais pas) les mots de Durif m’ont beaucoup touché.
    Cette lecture ne nous emprisonne pas au 17e siècle ! D’ailleurs, Molière et le vaudeville, ce n’est ni la même époque, ni le même registre… L’infidélité aux mots : la plus courante dans les commentaires ! J

  • Isa

    Quelle belle plume, et quelle érudition ! Un grand plaisir ! Et je suis d’accord, l’infidélité, comme toute chose, à aussi ses effets positifs et c’est une fort bonne chose.

  • Catherine

    Il est vrai que les temps ont changé depuis Molière ... Je conseille la lecture d’un livre de Catherine Sempere : "aimer plusieurs honmmes à la fois". Je regrette qu’il n’ait pas été cité une seule fois. C’est un très bon ouvrage, simplement écrit et qui amène à réfléchir sur la jalousie, la possession et permet de déculpabiliser. Ce n’est pas négligeable !

  • FredWe

    Beau panégyrique, mais si l’on mets à part les couples libres dûment consentants et les couples échangistes, l’infidélité asymétrique et/ou basée sur le mensonge est une trahison odieuse pour celui ou celle qui en est victime. Tout est donc affaire de consentement mutuel avant de passer à l’acte, sinon je ne vois rien de bien glorieux là dedans.

  • cocu_a_vie

    @Catherine
    Pourquoi permettre de déculpabiliser ? La souffrance du trompé sera infinie, pourquoi la culpabilité du trompeur devrait-elle être temporaire ?