L’art de la masturbation
Le 14/08/2015
Pour que les idées prennent corps, il faut généralement quelles soient portées par une coterie afin de s’infiltrer, petit à petit, dans toutes les strates d’une société. Lorsqu’au début du XXe siècle on avait enfin fini par se rendre à l’évidence que les démonstrations scientifiques faites par deux médecins du XVIIIe siècle (John Marten puis Tissot) étaient loufoques et n’avaient guère de fondement - la masturbation ne tuait pas, ni ne rendait sourd – ce sont les artistes surréalistes qui, en France, furent les premiers à vouloir ré-habiliter le plaisir qu’il y a à se faire du bien soi-même.
Le peintre autrichien Egon Schiele avait ouvert la voie avec une série de dessins sur l’auto-érotisme, où les modèles comme l’artiste lui-même se livraient en toute impudeur. Le poète et romancier Raymond Queneau trouvait l’onanisme « légitime en soi » et en discutait volontiers avec Benjamin Péret et André Breton. Ils partageaient leurs fantasmes, leurs premiers émois. Les souvenirs de Benjamin Péret étaient aussi surréalistes que son travail : il se souvenait d’un garçon versant le contenu de son encrier sur son pénis, se masturbant ensuite sous son pupitre. Les évocations alimentaient autant les conversations entre amis qu’elles nourrissaient leur travail, donnant en retour un autre discours à entendre au public. Salvador Dali – qui comme Picasso aimait profondément peindre des scènes à caractère sexuel – a peint sur le sujet une œuvre magistrale, « El gran masturbator » (le grand masturbateur). Portrait d’un homme de profil, on voit à l’arrière de son crâne une femme qui semble au bord de l’extase, nourrissant son fantasme, face à un sexe d’homme, comme si une fellation était sur le point de subvenir.
L’influence de l’art et le comportement des artistes eurent une influence sur la société qui se refléta plus encore au moment de la libération sexuelle, dans les années 60 et 70. S’affranchir des générations précédentes, se révolter, tenait précisément dans la revendication des plaisirs solitaires, qui pour la première fois de l’histoire prirent une portée politique. Pour l’historien américain Thomas Laqueur, « bien d’avantage que l’amour libre, la masturbation libre en vint à porter les nouvelles aspirations d’autres constellations des corps et des plaisirs ». Les artistes femmes adressant le sujet ont utilisé la masturbation pour adresser leurs revendications féministes et inversement et elles n’ont cessé de continuer depuis, en particulier dans le monde anglo-saxon.
En 1972, l’artiste Vito Acconci exposa à New-York, à la galerie Sonnabend. Son œuvre, Seedbed, posait la question de la masturbation sous un nouvel angle, celui du voyeurisme partagé, interactif avec le visiteur. Pendant trois semaines, l’artiste était allongé par terre, se masturbant dans une boite à l’approche des curieux, un haut-parleur retransmettant ses râles et plaisirs. Ainsi l’imagination et le fantasme nécessaires à l’artiste se fondaient dans l’imagination et le fantasme qui nourrissaient la masturbation.
Parce que la masturbation – en particulier féminine - était encore perçue par certains comme « contre nature », nombreuses sont les femmes (les artistes anglaises Marlene Dumas et Tracey Emin, l’artiste américaine Zoé Leonard, et bien d’autres) qui ont pris ce sujet en main - si je puis dire - et continuent aujourd’hui encore de la peindre sous toutes les coutures pour délier les pensées, enrichir les pratiques et montrer comment se forge le pouvoir féminin.
Ce pouvoir indique que avant d’être homme ou femme, homosexuel ou hétérosexuel, tous sont égaux dans la découverte de soi.
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La démonstration par l’exemple, donc, et l’art comme seul modèle ...
Marlene Dumas
Liane Lang