II - Température ambiante aujourd’hui : chaud dessus, froid dessous ?

Le 08/09/2007

Alors, heureuses ?

Aujourd’hui, les femmes sont à l’affiche. Surtout les « vraies ». Les magazines privilégient de plus en plus les témoignages réels, bordés par un petit mot gentil du psy. L’art féminin/féministe expose la femme sous toutes ses coutures, il est pratiquement devenu un genre. En littérature, au cinéma, à la télévision, les confessions de femmes ont la cote. Des nouveaux socio-types apparaissent dans toutes les formes fictionnelles, illustrant différentes façons d’être une femme aujourd’hui : nymphette nympho, lesbienne in love, cérébrale perverse, victime vengeresse, bêcheuse rêveuse, elles sont toutes redoutablement honnêtes. Internet regorge de boudoirs virtuels, de vitrines sur l’intimité de vraies filles, qui affirment leurs identités via le sexe : suicide girls[1] tatouées et percées, bloggueuses de charme, catégorie girl next door. À première vue, on serait tenté de croire à la réalisation finale et heureuse de la « libération sexuelle ». D’autant qu’en regardant les chiffres de sondages destinés à nous donner la température de notre époque (alors, hot ?) nous apprenons que 83% des parisiens et parisiennes se disent « libérés » sur le plan sexuel[2], et que 71% des femmes font l’amour aujourd’hui…par plaisir[3] ! C’est déjà ça de pris ! Plaisir qui, rappelons-le, serait devenu suite à la « libération sexuelle » la seule bonne raison de s’allonger —en particulier sous un homme.

« Je fais (à peu près) ce que je veux avec ma sexualité »

"Libération sexuelle" ne signifie pas que le contrôle ait disparu de la sphère intime. Tout n’est pas permis, et tout n’est pas bien vu. Nous le savons, la pédophilie est un crime, le porno est interdit aux mineurs, l’avortement est soumis à des délais... La voisine a toujours son mot a dire sur la conduite de la gamine du 3ème , un cocu a encore honte devant ses amis, il y aura toujours une copine pour nous conseiller de ne pas coucher avec un collègue, une autre pour nous détester d’avoir flirté avec son mec… Passons. L’important est qu’aujourd’hui une femme —ou n’importe qui— peut à peu près faire ce qu’elle veut avec sa sexualité parce qu’elle le vaut bien. Il est vivement conseillé pour cela d’avoir un caractère solide et une grande confiance en soi, mais cela nous l’avons toutes, n’est ce pas, puisque nous sommes émancipées… À partir de là, une femme peut rester célibataire toute sa vie sans qu’on la regarde de travers, travailler en mini jupe sans se faire harceler, parler de sexe à table, réaliser des films érotiques, être actrice porno pour payer ses études, avoir plusieurs partenaires, les échanger entre couples, se masturber trois fois par jour, aimer une personne de son sexe, changer de sexe, copuler hors mariage (en tous cas bien avant), ne pas avoir d’enfant ou en avoir un d’un homme qui ne l’a même pas touchée. Et ainsi de suite, jusqu’au choix de porter ou non une culotte sous sa robe et celui de s’épiler intégralement, la femme d’aujourd’hui est épanouie sexuellement (surtout sur la couverture du magazine). Il paraît même que cette sexualité épanouie booste notre immunité et nous donne un meilleur teint.

Le sexe, « c’est bon pour la santé »

Le discours sur la sexualité depuis les années 60 n’a pas seulement changé, il s’est inversé : le sexe est devenu « bon pour la santé ». L’assistance est partout disponible pour permettre à la sexualité d’être un haut lieu de notre réalisation individuelle. Cours de pole dance pour assouplir notre sex-appeal, yoga tantrique, viagra pour lui, manuels de développement sexuel : la plus grande jouissance est à portée de celles et ceux qui s’en donnent les moyens. Le pire écueil est celui de la « misère sexuelle », décrite par Michel Houellebecq dans ses romans. D’où l’idée trouble que les lieux du sexe rempliraient une sorte de fonction sociale sanitaire. Les sextoys seraient des accessoires indispensables à l’épanouissement des sens, de la même façon qu’un casse-tête serait bon pour la mémoire. Alors, pour la fête des mères, Nintendo DS ou vibromasseur Durex ? Les femmes peuvent se fournir en gadgets dans des boutiques feutrées, sur Internet, ou encore via des réunions d’achat à la maison dans la plus pure tradition…Tupperware. Pendant ce temps, les publicités, ravies de récupérer les avancées idéologiques à leur compte, se vantent que « la recette du plaisir féminin n’a plus de secret ». Libérées, les femmes aux foyers ?

Les chiffres derrière la façade médiatique

Les premiers résultats d’une grande enquête sur la sexualité en France [1] confirment que la sexualité des Françaises a notablement changé depuis les années 70. Leurs « positions statistiques » se sont même rapprochées de celles des hommes... ! Comme eux, la moitié d’entre elles auraient leur premier rapport sexuel vers 17/18 ans et feraient l’amour plus souvent que par le passé, y compris après 50 ans. L’ensemble des résultats indiquent que des principes portés par la libération sexuelle sont entrés dans les mentalités et les comportements de tout un chacun. La sexualité serait effectivement « de plus en plus distinguée de ses enjeux de procréation » et l’homosexualité serait perçue par une majorité d’hommes et de femmes comme « une sexualité comme une autre ». Mais le tableau de la sexualité aujourd’hui ne correspond pas pour autant à l’image toute-libre-toute-rose qui en est donnée par les médias. Entre la façade médiatique chaude et la réalité de la sexualité de chacun(e), il y a un écart que beaucoup n’ont pas sauté. Et si les résultats d’enquête indiquent une ouverture de la sexualité dans ses grandes lignes, dans le détail, les choses n’ont peut-être pas tant bougé. Les pratiques sexuelles, par exemple, ne se sont pas vraiment diversifiées, celles qui étaient « minoritaires » hier le sont encore aujourd’hui… Certes, être libéré(e) sexuellement n’implique pas qu’il faille avoir expérimenté toutes les pratiques afin d’être certifié(e) émancipé(e) ! Au contraire, si liberté sexuelle il y a, elle n’est peut-être pas, ou pas seulement, celle que l’on nous vend. Ainsi, alors que les magazines traitent de pratiques autrefois taboues et que nos héroïnes s’envoient en l’air sans complexes à l’écran, plus d’une femme sur deux affirme que la sexualité présentée dans les médias lui paraît « loin » de ce qu’elle vit [2] . La nuance irait donc dans le sens de moins d’extravagances… Oui, les femmes sont plus nombreuses qu’avant à avoir eu une expérience homosexuelle, mais elles ne sont que 4%. Oui, le sexe oral est « une composante ordinaire du répertoire sexuel » mais un pourcentage élevé de femmes ne pratique pas la fellation. Non, les femmes ne se masturbent pas toutes depuis que les sexpertes leur ont conseillé de le faire, elles sont encore moins nombreuses à pratiquer le sexe « avec un objet », seulement 8%. Non, la pénétration anale n’est pas plus fréquente depuis qu’on nous a expliqué comment faire pour qu’elle ne soit pas douloureuse. Quant à l’échangisme, il ne tente pas tout le monde. Les femmes qui visitent ces lieux ressortent d’ailleurs une fois sur trois sans avoir couché avec qui que ce soit. Les « asexuels » apparaissent nageant à contre-courant, comme pour nous signaler qu’il y a dans cette histoire de liberté sexuelle quelque chose de louche. Que l’heure, en fait, ne serait pas vraiment à la multiplication des prouesses. Qu’est-ce donc alors que toute cette poudre à nos yeux ?

Quelques paradoxes de notre époque libérée…

Dans ce climat sexuel où soufflent parfois des vents contraires, la liberté sexuelle serait vécue par certain(e)s comme son exact inverse, soit une « dictature du plaisir », imposant des rythmes, des performances. Au final, elle aurait un effet secondaire inhibant, conduirait à des « impuissances » diverses chez l’homme et la femme, brouillerait les repères personnels sur ce qui fait la qualité d’une relation… Jusqu’à douter, à force de tout ce spectacle et de ces galipettes chiffrées, qu’on puisse être seul juge de son bonheur au lit ! Ces questions font régulièrement l’objet de dossiers dans la presse, offrant une vision en négatif de la libération sexuelle, à tel point qu’on ne sait plus si notre émancipation est du lard ou du cochon. Le magazine Marianne, désabusé, titrait il y a peu : « Une partie de plaisir ? Pas pour tout le monde ! » et aussi « Homo non erectus »[8]… Autre paradoxe, notre époque libérée voit aussi la tendance à victimiser des sexualités « hors normes ». Les actrices porno, les prostituées, par exemple, sont vite mises dans le même panier des filles à plaindre, sans que la question de leur libre arbitre soit véritablement posée. Et pas besoin d’être une travailleuse du sexe pour se faire traiter comme une victime…« Tu es instable, tu n’as pas confiance en toi, tu as eu une enfance dure, papillonner te fragilise »… N’importe quelle femme gourmande sentira peser sur elle l’avis de ses proches, inquiets pour son « intégrité », plus soucieux qu’ils ne voudront l’admettre de la ranger. La nouvelle « morale du consentement » se retourne comme un gant pour expliquer aux intéressées qu’elles ne sont pas en mesure, du fait d’une problématique personnelle, de consentir librement dans leur vie sexuelle ! Autre fait, une morale absolue s’exerce désormais au nom de la santé psychique des enfants. Cela conduit parfois à des incohérences, des radicalisations dans le domaine des représentations de la sexualité, avec une censure touchant des expositions, des œuvres artistiques dont l’intention première n’est pourtant pas d’exciter les « pervers ». Si le sexe est libre, la circulation de ses images ne l’est pas. Partout, les lieux de sexe sont soumis à un contrôle étroit, des mesures sont prises pour maintenir la « décence », comme des vitres noires aux sex-shops. Au final, il règne une drôle d’ambiance de sexe sous surveillance… Quant à l’ouverture des sex-shops aux femmes, largement plébiscitée, le sociologue Baptiste Coulmont remarque que la stratégie commerciale actuelle opère un « découpage social » qui limite en fait leur accessibilité à toutes. Pour certaines femmes, il reste aussi inconcevable d’entrer dans une boutique de luxe que dans un sex-shop !

[3] www.suicidegirls.com [4] Le Sexe à Paris, sondage IFOP pour Zurban, Février 2006 [5] http://www.ifop.com/ [6] Contexte de la Sexualité en France, sous la responsabilité scientifique de Nathalie Bajos (Inserm) et Michel Bozon (Ined), coordonnée par Nathalie Beltzer (ORS Ile de France) – Dossier de presse et premiers résultats téléchargeable sur le site de l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida : http://www.anrs.fr/ [7] Sondage IFOP pour ELLE, Mai 2006 [8] Le sexe et les Français, une partie de plaisir ? Pas pour tout le monde ! Marianne, 24 au 30 Mars 2007

Maxine Lerret

 [1]