Libération textuelle

Le 29/01/2010

Si l’érotisme est historiquement masculinisé, des femmes scandaleuses ou amoureuses, ont osé écrire avec leur chair, dévoiler leurs fantasmes, leurs désirs, affirmer la violence de leurs corps, l’explosion sensuelle et dévorante qui les faisaient vibrer. Sappho, Marguerite de Navarre ou Pauline Réage ont préparé la venue de Catherine Millet, Virginie Despentes, Grisélidis Réal, ou encore Alina Reyes. La femme mystique, le cliché de l’attitude passive figée dans l’acte de recevoir est démenti par le geste d’écriture emprunt de fantasmes et de réalisme. Il s’agit de révélation, de lever le voile sur une féminité cloîtrée, contenue par les clichés véhiculés par une société patriarcale, enclavée de règles de bienséance, ceinturée d’obligations et de morale : ce qu’il faut taire, ce qui ne doit même pas être pensé. Ces femmes ont brisé les tabous, pris des risques, elles font figure d’exemple.

Le sexe féminin est mystérieux pour la femme elle-même, caché, tourmenté, muqueux, humide : il saigne chaque mois, il est parfois souillé d’humeur, il a une vie secrète et dangereuse. C’est en grande partie parce que la femme ne se reconnaît pas en lui qu’elle n’en reconnaît pas comme sien les désirs [...]. Elle est succion, ventouse, humeuse, elle est poix et glu, un appel immobile, insinuant et visqueux.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe

Il y a une fontaine en mon Eden, un ruisseau de lait et de miel qui me mouille partout, fait briller la groseille de mon clitoris, nacre mon abricot, arrose plus bas cet œillet sombre et gourmand que mon amant s’amuse à meurtrir, à rassasier et à affamer alternativement.
Françoise Rey, La Femme de papier

Les "précurseuses" : stage 1 de l’initiation

FRAGMENTS I

SUR LA ROSE

Si Jupiter voulait donner une reine aux fleurs, la rose serait la reine de toutes les fleurs. Elle est l’ornement de la terre, la plus belle des plantes, l’œil des fleurs, l’émail des prairies, une beauté toujours suave et éclatante ; elle exhale l’amour, attire et fixe Vénus : toutes ses feuilles sont charmantes ; son bouton vermeil s’entrouvre avec une grâce infinie et sourit délicieusement aux zéphyrs amoureux.

Sappho

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Représentation de Sappho

Dès le VIIe siècle avant J.-C., un parfum de scandale flotte sur l’île de Lesbos distillé par une prêtresse d’Aphrodite. Sappho poétesse grecque maîtrisant les strophes saphiques et musicienne issue d’une famille noble de Mytilène, est dépeinte par Ovide, dans les Héroïdes comme « petite et noire », par Alcée comme « pure Sappho, aux tresses de violettes, au sourire de miel » ou encore nommée la « Dixième Muse » par Platon. Bannie vers 600, elle fut exilée en Sicile puis revint au pays natal pour y finir ses jours. Mais la persécution ne s’arrête pas là, aux Ve et au Xe siècles son œuvre à fait l’objet d’une série d’autodafés initiés par des moines intégristes à l’encontre d’une œuvre jugée déviante et perverse puisqu’elle prônait une forme d’amitié féminine passionnée fortement révolutionnaire.

Nous retiendrons également la prose d’Héloïse (1101/1163) plus identifiée lorsqu’on lui accole le nom de son amant : Abélard. Ces deux amants célèbres nous proposent une autre facette littéraire en oscillation entre amour charnel et amour mystique. En témoigne cet extrait explicite issu de la correspondance rose établie entre le poète, philosophe et théologien scolastique Pierre Abélard, et la jeune Héloïse, dont il était le professeur.

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gravure d’Héloïse vers 1860

« Sous prétexte d’étudier, nous nous livrions entiers à l’amour (...). Notre ardeur connut toutes les phases de l’amour, et tous les raffinements insolites que l’amour imagine, nous en fîmes l’expérience ». Ils se marièrent en secret. Une fois la chose découverte et rendue publique Abélard fût châtré puis intégra un monastère et Héloïse devint religieuse. Cette relation impossible donnera lieu à des échanges épistolaires d’une rare intensité  : « Les plaisirs amoureux qu’ensemble nous avons goûtés ont pour moi tant de douceur que je ne parviens pas à les détester (...). Au cours même des solennités de la messe, où la prière devrait être plus pure encore, des images obscènes assaillent ma pauvre âme (...). Loin de gémir des fautes que j’ai commises, je pense en soupirant à celles que je ne peux plus commettre » (Héloïse).

Avançons encore un peu sur la ligne temporelle de l’équilibrisme érotique féminin, pour nous pencher sur « L’affaire Marguerite de Navarre », auteure royale de l’Heptaméron scandaleux écrit en 1559. Marguerite de Navarre (1492/1549) alias Marguerite de Valois, d’Angoulême, d’Alençon, parsème habilement ses textes de quelques passages croustillants.

Stage 2 : l’extase mystique

Thérèse d’Avila (1515/1582) ou l’extase mystique « Je reviens maintenant à cet amour qu’il ne nous est pas seulement permis d’avoir, mais qu’il est utile que nous ayons. [...] J’avoue que je ne sais comment je m’engage à parler de ce sujet dans la créance que j’ai de ne discerner pas bien ni ce qui est spirituel, ni quand la sensualité s’y mêle. » (1) L’écrivaine et psychanalyste Julia Kristeva lui dédiera un ouvrage intitulé Thérèse Mon Amour en 2008 : « Je vous salue, Thérèse, femme sans frontières, corps physique érotique hystérique épileptique, qui se fait verbe qui se fait chair, qui se défait en soi hors de soi, flots d’images sans tableaux, tumultes de paroles cascades d’éclosions, jumeau du Christ, c’est Lui au plus intime de moi […] ça délivre, ça s’écoule, les âmes qui aiment écoutent, elles voient jusqu’aux atomes, ça les fait jouir, des atomes infiniment amoureux [...] »

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Louise Labé (1524-1566) aussi appelée la « Belle cordière », marque la Renaissance de son empreinte sensuelle : « Baise m’encor, rebaise moy et baise : Donne m’en un de tes plus savoureux, Donne m’en un de tes plus amoureus : Je t’en rendray quatre plus chaus que braise. ».
Son existence est aujourd’hui fortement contestée la question « Louise Labé est-elle une créature de papier ? » se pose encore. (2)

Écritures sous X

Après un XIXe siècle marqué par les figures tutélaires prolixes —version garçonnes— de Marguerite Eymery dite Rachilde (1860-1953) et de Colette (1873–1945) qui se sont penchées sur la question du genre et de l’identité sexuelle, puis par l’autobiographie sulfureuse et décomplexée d’Anaïs Nin (1903/1977) ; deux femmes écrivant sous pseudonymes font basculer leur lectorat dans l’érotisme X.

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Dominique Aury alias Pauline Réage

Lorsque Dominique Aury alias Pauline Réage (1907-1998) écrit Histoire d’O, elle suscite l’admiration de George Bataille avec ce récit d’un esclavagisme sexuel volontaire, expérience sado-masochiste intégrale. Comme bien souvent dans l’histoire de la littérature érotique féminine on soupçonna l’auteur d’Histoire d’O d’être un homme.

Jean(ne) de Berg plus connue sous le nom de Catherine Robbe-Grillet (1930) se tourne, elle, vers le BDSM (3) affirmant d’ailleurs que "l’érotisme, c’est l’irruption du mental dans le sexuel […] Les mots sont des mots crus, les images sont des images crues. La pornographie se consommerait avec les doigts et l’érotisme avec un couteau et une fourchette."(4)

D’Emmanuelle à La bicyclette bleue , le X du féminin s’exhibe à découvert, Emmanuelle Arsan (1932) alias Marayat Bibidh avoua d’ailleurs volontiers, dans l’Hypothèse d’Eros, que sans Histoire d’O, elle n’aurait pas écrit Emmanuelle. Emmanuelle version livre voit sa publication auréolée d’une clandestine lueur en 1959 pour réapparaître en pleine lumière en 1967.
Régine Desforges (1935) libraire, écrivaine et éditrice (de Pauline Réage, Gabrielle Wittkop…) publia en 1979 Contes pervers qu’elle adapta et réalisa ensuite pour le cinéma en 1980. Avec Régine Desforges, la littérature érotique féminine est enfin accessible au grand public et bénéficie d’un violent éclairage néanmoins elle sera contrainte de fermer sa maison d’édition sous la pression bien-pensante.

Andrea Dworkin et Susan Griffith, ne manquent pas de rappeler que la pornographie est nécessairement vicieuse en nature et en effets. Toutefois, refuser aux femmes la possibilité de s’exprimer sur ce thème ne ferait-il pas que confirmer une tradition patriarcale bien installée ? (5)

Pornographies intimes, la sexualité subsumée

Grisélidis Réal (1929-2005) écrivaine et prostituée genevoise publie son premier texte autobiographique Le Noir est une couleur en 1974, pour elle « la prostitution est un acte révolutionnaire ». "Mon premier amant noir, je ne l’ai connu qu’à vingt-sept ans, dans cette ville maudite où l’enseignement d’un prophète impuissant a desséché les esprits et les sexes, et faussé l’amour jusqu’à en faire une parodie mécanique et obscène privée de passion : ce qu’on nomme « érotisme » dans notre Europe dégénérée."

Dans l’avant-propos à Carnet de bal d’une courtisane, intitulé Trente ans de métier, elle se pose la question suivante : Mais que sont devenus les fantômes de ces clients dans sa mémoire de prostituée « à la retraite » ?
Cet inventaire détaillé lui fait passer en revue la liste de ses anciens clients : « ANDRE (2) — Révolutionnaire intellectuel charmant et intelligent, âge mûr, enculer avec tact et modération, sucer – baise avec tendresse. 100 Frs. (peut donner moins quand il est fauché) – Homme particulièrement sympathique. ».

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Avec La vie sexuelle de Catherine M(2001), Catherine Millet (1948) se rapproche de l’inventaire de Grisélidis Réal, en découpant son roman en quatre parties : Le nombre, L ?espace, L ?espace replié et Détails.
"Dans les plus vastes partouzes auxquelles j’ai participé, (...) il pouvait se trouvait jusqu’à cent cinquante personnes environ (toutes ne baisant pas, certaines venues là seulement pour voir), parmi lesquelles on peut compter environ un quart ou un cinquième dont je prenais le sexe selon toutes les modalités (...)"

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Virginie Despentes (1969) écrit Baise-moi, en 1993, mêlant scènes de partouzes et tueries sanglantes : « ma chatte, je peux empêcher personne d’y entrer, alors je mets rien de précieux à l’intérieur ».

L’adaptation cinématographique de Baise-moi fut réalisée ensuite par Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi et sort en l’an 2000, soit un an avant La vie sexuelle de Catherine M., les années 2000 marquent par conséquent un tournant, un autre échelon a été gravi, celui de la violence et de la description froide et claire sans lyrisme.

On passe ainsi d’une écriture féminine érotique proche d’un amour courtois tout en ellipses et litotes au dévoilement de la chair dans son acceptation crue et parfois même désincarnée comme si l’on avait retiré la chair pour ne garder que les faits consignés avec détachement.
Si la « paternité / maternité » des ouvrages érotiques ont toujours été fortement contestés aujourd’hui des femmes publiques n’hésitent plus à signer de leur nom des actes de chair. Sexe et écriture littéraire ne s’opposent en rien, il existe un plaisir infini à mêler langue syntaxique et langue de chair.

L’érographie féminine offre une alternative aux normes pornographiques en vigueur et propose un nouvel érotisme plus adapté aux lectrices, donnant accès à des ouvrages écrits par elles pour elles. Si comme le signale Lucienne Frapier-Mazur « Écrire, pour une femme, a toujours voulu dire […] s’approprier un langage et un discours masculins »(6), c’est-à-dire l’écriture d’une minorité dans la langue de la majorité, la réappropriation du langage a pris le chemin du corps et de la sexualité.

Si certains noms ne sont pas cités dans cet article et y auraient toute leur place c’est parce qu’il existe aujourd’hui une pléiade d’écrivaines osant écrire avec leur corps, le recensement relèverait d’une tâche titanesque et c’est un très bon signe. La preuve que la littérature érotique féminine n’est pas réservée à quelques affranchies. Pour prendre le pouls de la littérature érotique féminine, les Éditions Blanche publient chaque année, un recueil de nouvelles érotiques, réunissant les plumes les plus inspirées du moment, dans le prochain, intitulé Folies de femmes (7), on y retrouvera les histoires inédites de Françoise Rey, Anne Bert, Florence Dugas, Andréa Lou, Françoise Simpère, Cléa Carmin, Sophie Cadalen, Marie Lincourt, Emmanuelle Poinger, Lucie Lux, Mélanie Muller, Valérie Boisgel… On vous le disait, la liste peut-être très longue.

[gris]Saskia Farber[/gris]

(1) Ste Thérèse d’Avila, Le Chemin de la perfection (2) Daniel Martin, « Louise Labé est-elle une créature de papier ? », Réforme Humanisme Renaissance (n°63, p7-37), décembre 2006. (3) Bondage et discipline, Domination et soumission, et sadomasochisme. (4) Entretien avec Catherine Robbe-Grillet du 20 avril 2005 mené par Alexandra Destais. (5) Corinne Hénault, « Érotisme féminin et anormalité » in Abnormalities, Durham Modern Languages Series (DMLS), actes de colloque édités par Catherine Dousteyssier-Khoze et Paul Scott, 2001. (6) Lucienne Frapier-Mazur, « Convention et subversion dans le roman érotique féminin (1799-1901) » in Romantisme, 1988, n°59. Marginalités. (7) Folies de femme, Éditions Blanche, sortie le 11 février 2010

Commentaires (2)

  • Anonyme

    A lire ;-)

  • dJYUVxCPmKzIqiTlu

    XherLW AFAICT you’ve cveored all the bases with this answer !