La frustration ou l’éperon du désir

Le 05/02/2010

La frustration. Un mot terrible qui sent le couperet. Syndrome du désir court, contrarié, étouffé dans l’œuf.
Rendons à l’orage son éclair.
À l’origine du mot frustrer, une déception sans rédemption. Le verbe signifiait « rendre vain », « tromper », « être dupe de ». Un jeu de menteurs où rôde la déception, cette terrible peine-à-jouir. Un tour d’impasses-passes. La frustration est un jeu qui creuse son sillon entre la satisfaction immédiate et la privation. Entre les deux se joue le désir, hésitation entre l’attente projective, érotisée, et sa réalisation. Et si, plus qu’une douche glacée, la frustration était l’aiguillon du désir, son éperon acéré ?

La frustration et la scénarisation érotique

Étrange mot que celui de frustration, qui semble noué sur lui-même, pelote d’aiguilles mettant le psychisme à sang. Ses dérivés sentent l’injure. « Espèce de frustré ! » ramène n’importe quel individu à une bête aux instincts indociles, imparfaits. Humains, trop humains… Laide à faire peur, la frustration ?
Jacques Nassif, philosophe et psychanalyste, définit la frustration comme un « état consécutif à la perte d’un objet ou au fait qu’un obstacle s’oppose qui empêche la prise et relance la chasse ». La frustration peut donc être vécue comme manque, ou comme privation. Se sentir non comblé diffère de se sentir lésé : grand écart entre sentiment et ressentiment. La frustration devient alors aiguillon ou ressassement.
Au départ, l’autoérotisme, dominé par « le principe de plaisir », exclut le terrain de la frustration. Celle-ci ne s’érige que lorsque le sujet désirant se tourne vers l’objet du désir, l’Autre. Entre alors en scène le fantasme : « On voit le rôle de pivot que joue la frustration dans l’élaboration du fantasme : c’est par rapport à lui qu’elle s’instaure, c’est elle qui le relance, c’est elle qui l’amène à devenir pathogène, ces différentes fonctions conférant au mot cette plurivocité que pourrait lever une séquence à trois termes : ceux de perte, d’obstacle et d’échec » (Jacques Nassif). La frustration repose sur le contrat tacite d’une satisfaction espérée, en fait reconduite ou annulée. Elle tourne autour d’un des moteurs de l’amour : le don.
Mais, comme le rappelle Vladimir Jankélévitch : « Quand il découvre le Banquet de Platon, l’élève apprend, de la bouche de Socrate, que l’amour (Éros) est fils de Poros (monsieur « plénitude ») et de Pénia (madame « carence »). De cette étreinte bizarre, qui unit le manque à l’excès, naît un bâtard hybride, un demi-dieu, triste et joyeux, qui marche, nu-pieds, le long des chemins […] ». C’est cette mêlée qui crée la brèche.
L’érotisme porte en lui la fêlure, le va-et-vient entre la pénétration qui abolit les frontières du corps et le retrait qui renvoie à sa propre finitude. De plus, l’étreinte amoureuse, lorsqu’elle contrarie l’empreinte du fantasme, peut elle-même être source de frustration, comme dans Qui touche à mon corps je le tue de Valentine Goby : « Par lassitude, Marie G. épouse un militaire. Elle se détache du corps qui le reçoit, son sexe, ses orgasmes, son sperme, elle n’en accepte que les enfants […]. Aucun des amants de Marie G. ne la fera jamais grandir, elle restera longtemps une petite femme au corps servile ». Cette traversée des corps laisse chacun au bord de sa solitude.

Souffleuse de braises

L’amour, en dépit de sa ruée vers la fusion — « le sens dernier de l’érotisme est la fusion, la suppression de la limite » selon Bataille — ne sera jamais plénitude. La frustration entre dès lors dans un schéma destiné à valoriser l’amour : « Ainsi va le désir quand il vient du manque ; ainsi va l’amour qui oscille entre la douleur de l’absence et l’ennui de la possession ». Et Dom Juan de rappeler que la possession n’est pas une fin : « Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter. » Toutefois, en ajoutant qu’ « il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de [s]es désirs », Dom Juan signe l’impossible contention du désir. Le recul de l’horizon. Sans la frustration du jamais assez, pas de jouissance de la traque et de la séduction.

La passion du différé

Le chat pourrait se contenter de la prise de la souris, pour satisfaire légitimement un besoin : la faim. En jouant avec la souris, il laisse une place à la perte, insuffle du suspense à la satisfaction. De même, l’érotisme repose sur une scénarisation du désir. Il faut toute la clairvoyance de Jankélévitch pour rappeler que « le bonheur parfait n’a pas d’histoire », au sens fort. La frustration crée alors des péripéties, du désir à épisodes, contre le scénario simpliste et soporifique de la consommation immédiate.
Car la conception occidentale de l’amour s’ancre dans le parallèle avec le combat guerrier : « L’amant fait le siège de sa Dame. Il livre d’amoureux assauts à sa vertu. Il la serre de près, il la poursuit, il cherche à vaincre les dernières défenses de sa pudeur, et à les tourner par surprise ; enfin la dame se rend à merci. Mais alors, par une curieuse inversion bien typique de la courtoisie, c’est l’amant qui sera son prisonnier en même temps que son vainqueur », précise Denis de Rougemont. La frustration déjoue le prévisible. Révélateur au sens photographique, elle cristallise le désir. Elle peut aussi être badine, comme dans « Première soirée », la Comédie en trois baisers d’Arthur Rimbaud, où le poète narre son entreprise séductrice : « Les petits pieds sous la chemise / Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! » / — La première audace permise, / Le rire feignait de punir ! »

Décevoir l’attente pour aiguiser le désir

La frustration, quand elle n’est pas trépignement arrêté sur l’échec, peut être motrice. Elle est, par exemple, essentielle à la création, comme le précise le créateur de parfums Jean-Michel Duriez : « J’aime courir après les chimères. Moins on atteint son désir, plus on est frustré et paradoxalement… plus on l’atteint. Couplée à l’envie et à la passion, la frustration est un moteur plus qu’un malheur. » Et de rappeler que lorsqu’il a créé Lacoste for women, il lui fallait entièrement inventer le territoire féminin de Lacoste. 520 essais, une frustration désespérée de ne pas y arriver omniprésente — jusqu’au déblocage, grâce à l’idée du « tilleul miellé ». Pour lui, c’est « la construction pénible qui crée la noblesse ». À l’instar du désir, fait de conquêtes infinitésimales, d’approches pusillanimes ou audacieuses… et de reculs cinglants. Ainsi du film Le secret des poignards volants du réalisateur Zhang Yimou, aux somptueuses scènes de frustration. Le film s’ouvre sur une maison de plaisir, le Pavillon des Pivoines, où les femmes-fleurs rivalisent de beauté. La plus désirable d’entre elles, Xiao Mei (Zhang Ziyi), chante et danse pour le capitaine Liu, ivre de désir. Connu pour sa hardiesse envers les femmes, il fait sauter de l’épée les liens de la cape de Mei, pour révéler une épaule nue. La femme devient alors objet du désir, et le corps fragmenté, propre au fantasme, révèle ce corps même — qui par ailleurs recule violemment et se refuse. L’homme endosse son rôle de conquérant, face à la sauvagerie de la femme. Scénario. L’étreinte, différée, n’en sera que plus intense, la frustration passagère jetant les germes du futur triomphe. La frustration vaut alors mise aux enchères.

La frustration ou l’éloge de la part manquante

On l’aura compris, la frustration sert à attiser le désir. Le tourment amoureux fait partie de la scénarisation qui donne du poids à l’objet aimé. « La frustration aurait pour figure la Présence (je vois chaque jour l’autre, et pourtant je ne suis pas comblé : l’objet est là, réellement, mais il continue à me manquer, imaginairement) », observe Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. Et de préciser : « L’Absence est la figure de la privation ; tout à la fois, je désire et j’ai besoin. Le désir s’écrase sur le besoin : c’est là le fait obsédant du sentiment amoureux. » Derrière la frustration, rôde la peur de l’abandon. La frustration vient d’un impossible accès à la totalité, au « comblement ». Pour Jacques Nassif, la frustration transcende ses cibles, puisqu’elle est, par nature, l’ombre portée du désir, sa face ténébreuse : « ce n’est pas le moi qui subit une frustration, c’est le moi qui est frustration en son essence même, dans la mesure où c’est lui qui frustre l’attente d’une satisfaction qu’il considère d’autre part comme étant la seule possible. D’ailleurs, cette contradiction concerne aussi bien la réalité, en tant qu’elle est concurremment ce qui demande et ce qui frustre. » Le désir d’amour ne peut être étanché. L’étreinte sexuelle désaltère ou divertit mais ne repaît pas. Or, la frustration est revendicatrice, totalitaire, impérieuse. Elle a la passion du différé, parce qu’elle vise un au-delà d’elle-même. Si cet au-delà se cristallise en échec, elle devient pathogène. La frustration ou la passion du compte à rebours. Que l’on pourrait résumer trivialement par reculer pour mieux sauter.


[gris] Ingrid ASTIER[/gris]


Bibliographie
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux.
Georges Bataille, L’Érotisme.
Valentine Goby, Qui touche à mon corps je le tue.
Vladimir Jankélévitch, Le paradoxe de la morale.
Jacques Nassif, Freud l’inconscient.
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident.
Film
Zhang Yimou, Le secret des poignards volants (The House of flying daggers).


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Commentaires (1)

  • Happie

    Quelle inspiration ! Et quel texte ! Voilà un bon moteur...