IV - La liberté sexuelle à inventer

Le 05/09/2007

Le sexe est politique

L’histoire et le bilan contrasté de la libération sexuelle aujourd’hui démontre que la sexualité concentre un nombre important d’enjeux sociétaux. Sur elle se cristallisent les rapports de force entre différents groupes sociaux, les intérêts de pouvoir des uns, la soumission des autres à l’ordre sexuel dominant, les peurs ancestrales et les questions d’éthique actuelles. Parce qu’elle est un carrefour de toutes les idées et de toutes les dynamiques, la sexualité n’a jamais été négligée par le pouvoir. Elle est à la fois le laboratoire par où passent et s’expérimentent les idées, religieuses, scientifiques, révolutionnaires, et le cœur pour accéder au contrôle des corps sociaux et de leur destinées, régulées jusque dans leur chair. À travers elle on définit la vie, la liberté, et le sort —à tout le moins social— de certains humains. Ainsi chaque choix en matière de sexualité serait politique. Il s’agit d’avoir conscience de ce fait lorsque l’on prend une décision, qu’une décision est prise par l’État, pour nous ou un autre groupe. En effet, chaque nouvelle mesure ordonne, alors même que le sexe ne connaîtrait pas d’ordre. Pour la romancière Jeanne de Berg, il se moquerait même totalement des catégories sociales, car « n’importe qui peut avoir n’importe quel fantasme » (13). Partant de là, toute étiquette, tout encadrement moral ou légal ne pourrait être qu’un artifice pratique. Poussant plus loin le raisonnement, John B. Root, réalisateur de films pornos, affirme quant à lui « le sexe est anarchiste. Que tu sois PDG d’Airbus, ministre ou prolo, tu as ta bite dans ta main »(14). Avis !

Nous ne sommes pas seules !

Dans ce monde occidental libéré néanmoins toujours résolument « hétérosexuel, masculin et procréateur » (mais également, « blanc » et « chrétien »…), nous ne sommes pas seules à vivre une liberté sexuelle paradoxale, aussi aurions-nous tort de ne nous intéresser qu’au cas des femmes. Tous les individus qui n’épousent pas à 100% le modèle sexué qui ordonne actuellement nos sociétés subissent ses pressions par un bout ou l’autre de leur vie. Un homme qui n’aurait pas envie de pouvoir (femmes ! argent ! prestige !) est à peu près aussi louche aux yeux des héros de la sexualité standard qu’une femme qui n’aurait pas de désir d’enfant ! Qui n’a pas autour de soi un ami dont la vitalité, la puissance (que nous opposons ici à « pouvoir ») est niée par d’autres, hommes ou femmes, sous prétexte qu’il a « l’air un peu gay » ou encore « parce qu’il n’a pas les couilles » ? Mieux vaut donc ne pas s’attacher à ne libérer qu’une partie d’entre nous, groupes, sous-groupes... Il n’y a pas l’homme d’un côté et la femme de l’autre, chacun pris dans une guerre des sexes, il y aurait plutôt des figures sexuelles standards privilégiées, et celles-ci « l’emportent » aujourd’hui sur tous les autres corps sexués/sociaux dans l’arène publique comme privée. Les individus bien placés dans le Top 10 des vies sexuelles conformes n’ont pas forcément conscience d’entretenir des schémas qui oppressent d’autres personnes. Ils ne demandent peut-être pas mieux qu’à embarquer avec toutes les sexualités vers un autre mode d’être ensemble ! Il ne s’agit pas d’excuser « les fils à papa pourris », de plaindre « les pauvres filles qui n’ont pas le choix », ni de détester « les machos » ou de renier « les mères poules », mais de commencer à proposer des nouvelles compatibilités relationnelles, originales, en accord avec nos désirs et ceux des autres, à mille lieues d’une pensée de type « universaliste » ou « essentialiste ». Par là nous voulons dire, qu’il n’y aurait pas Une femme, il n’y aurait pas Un homme, mais une multitude d’être singuliers désireux de vivre leur sexualité à égalité avec, et dans le respect des autres.

Plus nous serons inclassables… plus nous jouerons librement !

Le terme queer, qui signifie littéralement « étrange », « bizarre » (d’abord employé pour désigner les gay) est devenu avec les études des genres, développées surtout aux Etats-Unis, un concept ralliant tous les individus ne se retrouvant pas dans le modèle hétérocentré, blanc, dominant. Qu’ils soient hommes, femmes, homosexuels, hétérosexuels eux-mêmes ou autre ! Et si les femmes sont concernées par ces études en tant que sexualités « opprimées », il est question dans la pensée queer d’innombrables femmes et pas d’une seule figure qui les unirait toutes. Car une femme, n’est jamais seulement femme au départ, elle est aussi une couleur de peau, un statut social, une religion. Dès lors, aucune émancipation ne saurait être totalement heureuse qui accorderait une importance prépondérante aux seuls critères biologiques. Ainsi, un des freins à l’égalité entre les sexualités aujourd’hui ne serait peut-être pas tant la différence des sexes —homme contre femme— que dans la crise des genres —masculin et féminin. Ces deux costumes collés à nos sexes biologiques nous empêcheraient de nous épanouir selon nos désirs, de composer librement nos comportements sexués. En effet, malgré une ouverture réelle de la définition du « bon sexe » depuis le siècle dernier, le « bon genre » continue d’exercer une loi très stricte : il vaut toujours mieux se comporter en « femme » quand on est née « une femme », et inversement pour les hommes. Les combinaisons identitaires qui dérogent à la règle de la correspondance entre l’« étiquette » et les données « de naissance » ont de fortes chances d’être montrées du doigt.

Il est difficile d’être « féminin » quand on est « homme », « pédé » quand on est « beur », mais aussi « punk » quand on est « black » ou « musulmane » quand on est « blanche ». Autrement dit, il est difficile de s’inventer soi-même alors même que partout les discours nous y invitent ! La libération sexuelle ­ne pourrait donc pas aller jusqu’au bout de son mouvement sans que nous décousions les costumes. La théoricienne queer Judith Butler imagine même un monde dans lequel nous pourrions « enfiler » un jour un genre sexuel, un jour un autre, comme une panoplie. Finalement, lorsque nous réalisons que notre identité sexuelle est une construction sociale, que nous comprenons que nous la « performons » en public et en privé comme un acte de théâtre, d’autres tenues individuelles que celles à laquelle nous croyions être déterminé(e)s par « nature » peuvent se dessiner, pour nous, pour les autres… Et pour continuer à gagner en souplesse physique et sociale, rien de tel que faire bouger les idées dans son esprit… Ce ne sont pourtant pas les moyens qui manquent !

Internet, laboratoire virtuel de la sexualité ?

Alors que le discours ambiant a parfois tendance à diaboliser la déferlante de sexe sur Internet (ce réseau du mal !) Katrien Jacobs, chercheuse en médias numériques et sexualité, invite à prendre la vague virtuelle dans un sens plus porteur. Dans une interview accordée au site Écrans du journal Libération(15), elle argue que les sites de charme offriraient « une sorte d’éducation sexuelle inoffensive » aux internautes, celles et ceux qui y restent scotchés n’étant en réalité qu’une minorité. En effet, nous avons aujourd’hui à portée de clic des données sur toutes sortes de sexualités, nous pouvons ouvrir des fenêtres sur des univers érotiques multiples, improbables, nous divertir, nous inspirer, dans une ambiance parfois Do-It-Yourself avec les blogs. Le tout sans qu’il n’y ait vraiment d’intermédiaire entre nous et le site consulté, personne pour orienter notre déambulation sinon notre propre curiosité. Et la curiosité n’est pas nécessairement « déviante » ! De même, les rapports « virtuels », chat en ligne ou jeux en réseau, ne seraient pas forcément « pauvres ». Selon Katrien Jacobs, ils peuvent au contraire s’avérer très imaginatifs. Grâce à l’anonymat et à la distance corporelle, les internautes peuvent développer des personnalités originales sans crainte, expérimenter différents types de rapports entre eux, ignorer ou non les codes usuels, recréer sans cesse l’échange. Et non, le virtuel ne remplace pas ultimement la « vraie » vie ! Aussi, plutôt que de penser virtualité et réalité comme deux espaces véritablement séparés, nous pourrions considérer que les deux s’enrichissent mutuellement. Bien sûr, tout ce que propose la virtualité ne nous intéresse pas, pas plus que tout ce que nous propose la réalité !

Dans la masse d’informations et d’expériences proposées, à chacun de progresser et de faire son « tri ». Le tri virtuel est aiguillé par les expériences du réel, qui profite en retour des informations prises sur la « toile », dans un va-et-vient permanent. Dès lors, loin d’être une fin en soi, le domaine virtuel pourrait se penser comme un espace transitoire, sans cloison ni fond, grâce auquel il serait possible de bouger les murs de son propre cerveau eu égard à la sexualité.

Vers une pornographie ouverte d’esprit

Une même attitude positive envers la pornographie en général pourrait être bénéfique. Par réflexe protecteur, on tend à craindre les impacts négatifs de ses images sur les « vraies » relations, en particulier celles des adolescents. À l’époque du Sida et du soi disant « effacement des repères traditionnels », leur entrée dans la sexualité —peut-être présentée dans son jour le plus trouble par les films de l’Américain Larry Clark (Kids, Ken Park)— est source d’inquiétude pour les parents. Nombreux sont les adultes qui craindraient que leurs enfants visitent des sites pornographiques sur Internet et/ou voudraient voir un contrôle renforcé sur ses modalités de diffusion.[15] Mais puisque les médias sont une source d’informations privilégiée sur la sexualité pour les adolescents[16], ne serait-ce pas prendre le problème à l’envers que de vouloir réduire encore l’expression, et du même coup l’expressivité, de la pornographie susceptibles de passer sur nos écrans ? Si l’on considère que la pornographie est entrée dans l’intimité, jusqu’à influencer les comportements des jeunes et des moins jeunes, plutôt que la cloisonner et risquer de la stéréotyper davantage, ne devrions-nous pas au contraire lui permettre d’évoluer ?! Telle est la conclusion que tire Katrien Jacobs à l’issue de l’interview précédemment citée : « Le porno et les images sexuelles font désormais parties des relations sexuelles et vice versa. C’est pour cette raison que nous devons permettre aux gens de s’ouvrir à la pornographie, de l’étendre, de l’embrasser, de la déconstruire, de jouer avec ».

Ce faisant, il faudrait veiller à ne pas ériger de nouvelles cloisons dans la sexualité, en n’encourageant pas les distinctions de valeur entre ses différentes représentations. Pour reprendre l’expression de Marie-Hélène Bourcier, sociologue et activiste queer[17], il ne devrait pas y avoir de « pipe d’auteur » (belle et bonne) à opposer à la pipe grand public (moche et sale) —qu’il s’agisse de cinéma, de littérature ou d’autre chose. Quant à la question de savoir « si la pornographie peut être artistique et si l’art peut être pornographique », nous rejoindrons sur ce point le critique de cinéma Philippe Azoury, qui, à l’occasion de la sortie de Destricted (sélection de courts-métrages d’artistes et de cinéastes sur le sexe) écrivait : « Continuer, en 2007, à poser la question en ces termes, c’est perpétuer dangereusement la conception antique du sexe comme continent sale et celle de l’art comme continent propre. » L’heure est venue d’élargir les représentations données du sexe. Plus d’espace pour des images créatives, humaines, multiples et innovantes, ce serait aussi moins de focalisation sur celles qui enferment la pornographie et la sexualité dans des codes réducteurs.

Mon esprit libre dans un corps libre

En sexualité, il paraît vital de savoir refuser les dogmes, les idées préconçues, au profit de moyens qui permettent de la vivre singulièrement. Parce qu’elle est dynamique, vivante, il est bon de savoir toujours autant désapprendre qu’apprendre à son sujet. Les pistes que nous avons empruntées en dernier lieu ne sont que quelques unes parmi tant d’autres, existantes ou à inventer, servant à illustrer des modes d’ouverture, tant d’esprit que de corps. Pas besoin d’être psychologue pour savoir que l’épanouissement de chacun passe par une harmonie entre les deux. En sexualité, il paraît vital de savoir refuser les dogmes, les idées préconçues, au profit de moyens qui permettent de la vivre singulièrement. Parce qu’elle est dynamique, vivante, il est bon de savoir toujours autant désapprendre qu’apprendre à son sujet. Nous finirons avec une citation extraite de l’Antimanuel d’éducation sexuelle, source privilégiée de cet article, qui, comme son titre l’indique, s’applique à fournir des clés pour vivre et penser la sexualité plutôt qu’à donner des réponses définitives à son sujet : « Quand on doit se risquer au-delà des préjugés, mieux vaut avoir cultivé son intelligence et aiguisé son esprit critique. Faute de quoi, on aura le sentiment d’avoir été trop loin, d’avoir cédé à des forces obscures et coupables ou d’avoir été abusé par d’autres. L’intelligence, au contraire, permet de soutenir le désir, de lui bâtir des ponts sur lesquels il puisse s’avancer fermement. Et, réciproquement, le désir donne souvent le courage et la motivation nécessaires pour faire l’effort de construire de nouveaux arguments, d’inventer de nouvelles idées, de ciseler de nouvelles pensées. »[19].

[gris][18] Sexpolitiques/Queer Zones 2, Marie-Hélène Bourcier, Éditions La Fabrique, 2005
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[gris][19] Extrait de l’Antimanuel d’éducation sexuelle, Marcela Iacub et Patrice Maniglier, Éditions Bréal, 2005
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[gris]Maxine Lerret
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[gris]Sources privilégiées pour cet article
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[gris]Essais
Antimanuel d’éducation sexuelle, Marcela Iacub et Patrice Maniglier, Éditions Bréal, 2005
Le Corset Invisible, Éliette Abecassis et Caroline Bongrand, Éditions Albin Michel, 2007
Femme= danger ? Gonzague de Sallmard, Éditions Homnisphères, 2007
Qui a peur du deuxième sexe ? Cécile Daumas, Hachette Littératures, 2007
Sexpolitiques/ Queer Zones 2, Marie-Hélène Bourcier, Éditions La Fabrique, 2005
Sex-shops, une histoire française, Baptiste Coulmont, Éditions Dilecta, 2007
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[gris]Enquêtes et sondages
Le Contexte de la Sexualité en France, sous la direction de Nathalie Bajos et Michel Bozon, coordonnée par Nathalie Beltzer. Dossier de presse et premiers résultats disponibles sur le site de l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida : http://www.anrs.fr/
Le sexe à Paris, sondage IFOP pour Zurban, Février 2006
Les femmes et la sexualité, sondage IFOP pour Elle, Mai 2006
La sexualité des Françaises, sondage IFOP pour Elle, Avril 98
La sexualité des adolescents, sondage IFOP pour VSD, Décembre 1999
La place du sexe dans la société/ l’apprentissage de la sexualité, sondage IPSOS pour Le Figaro, Janvier 2000
Les Français et la pornographie à la télévision, Sondage CSA/HOT video, Septembre 2002
Les enfants et le net, Sondage IPSOS pour Libération, Novembre 2000[/gris]

[gris]Articles de presse Le sexe et les Français, une partie de plaisir ? Pas pour tout le monde ! Marianne, 24 au 30 Mars 2007
Dossier Orgasm manifesto, Chronic’Art, Mai 2007, pour les interviews de Jeanne de Berg, John B.Root et Maîtresse Nikita
« Destricted », la branlette ébranlée, Philppe Azoury, Écrans, Libération, 25 Avril 2007 : http://www.ecrans.fr/spip.php?artic...
Où va se nicher le porno ? Interview avec Katrien Jacobs, par Marie
Lechner, Écrans, Libération, 8 Juillet 2006 : http://www.ecrans.fr/spip.php?article107[/gris]