Entretien avec Baptiste Coulmont

Généalogie du sex-shop

Le 07/01/2010

Les œillères ne faisant pas partie de notre garde-robe, nous ne changeons pas de trottoir sur le seuil de ces épiceries du sexe. A Paris comme dans d’autres cités, le sex-shop s’est immiscé jusqu’à se fondre dans le tissu urbain, résistant à l’opprobre dont il est l’objet, de la part des féministes autant que de l’Eglise. Pour en savoir plus sur ces commerces qui suscitent fascination et répulsion, nous avons rencontré Baptiste Coulmont, sociologue des religions et de la sexualité, professeur à l’université Paris 8 et auteur de “Sex-shops, une histoire française”.

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D’où vient le terme sex-shop ? On a parlé au départ de « librairie » dans les années 1970, puis de “sexy shop”, et de “drugstore du sexe”.

Le mot date de fin 1969, où il commence à être utilisé. Ce qui change c’est que des boutiques commencent à employer ce mot : ces magasins vendent les mêmes choses que ce qu’ils vendaient 6 mois auparavant, c’est-à-dire, des livres, des vibromasseurs, des préservatifs, et magazines. Mais au lieu de les vendre sous le manteau et de s’appeler « librairie » ou « souvenirs de Paris », tout cela se fait désormais au grand jour. Ils mettent en avant des questions sexuelles sur la place de Paris. Ensuite, on en trouve la trace dans les journaux, qui attestent de la naissance du terme sex-shop.

Quelle place tient le sex-shop dans l’espace urbain, à l’intérieur d’une ville, d’un quartier ?

On en trouvait beaucoup à Paris dans les quartiers de gares et de prostitution, moins à Lyon et Marseille. Cela faisait partie de l’éventail proposé aux touristes. Les grandes villes de banlieue n’en avaient pas. Le sex-shop est ensuite devenu un indicateur de la grandeur d’une ville : une ville atteint le statut de ville respectable quand un sex-shop s’y ouvre. Il y en a aujourd’hui dans toutes les sous-préfectures. Ils ont migré, depuis : l’on trouve de plus gros sex-shops en zones industrielles et commerciales, qui combine l’usage de la voitures et l’anonymat du supermarché.

Au cours de son histoire mouvementée, le sex-shop est en partie défini par des procédures de contrôle, de régulation et de surveillance successives. A travers ces interdictions et ces limites, comment le droit a-t-il évolué à son égard ?

Des normes sont très tôt mises en place, car pour les autorités municipales, ces librairies à l’enseigne de sex-shops posent problème. La régulation se fera sur 15 ans, en trois étapes : en 1970, on va interdire l’entrée aux mineurs. En 1973, les vitrines devront être opacifiées. Et en 1987, la loi décide d’interdire l’implantation de ces boutiques à moins de 100 mètres des établissements scolaires. La notion de « bonnes mœurs » sera peu à peu remplacée par la protection de l’enfance, avec l’idée selon laquelle la pornographie leur porte atteinte dans l’espace public (à la maison, par contre, elle n’est pas régulée). La tranquillité publique est également évoquée : il est légitime de protéger la tranquillité publique, pour les Verts, par exemple. Enfin, plus récemment, on entend que le sex-shop irait à l’encontre de la dignité humaine : les gens ne sont plus choqués parce que c’est immoral mais parce que cela porte atteinte à la dignité humaine (au même titre que le lancer de nains). Alors que les « bonnes mœurs » étaient l’affaire du juge, au tribunal, la dignité humaine est fixée, transcendante. On considère généralement l’histoire de la sexualité comme quelque chose de progressiste mais en fait le sort des sex-shops est un exemple de renforcements de la réglementation.

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À quelles autres formes de résistances se heurtent les sex-shops ?

Certaines formes de protestations sont invisibles, telles les protestations individuelles (pavé lancé dans une vitrine, la nuit, comme dans les années 1970). Le sex-shop a aussi été la cible de mobilisations organisées, par exemple des féministes qui les jugeaient phallocrates. Au niveau local, il y a eu de nombreuses mobilisations de riverains : des propriétaires qui protestent contre une ouverture qui dévalue l’immobilier en amenant des personnes peu agréables (stands de kebab...) mal famées, « vicieuses » (sex-shop). Ces mobilisations fonctionnent généralement mieux quand il y a un relais municipal ou à l’Assemblée Nationale.

Comment a évolué le discours sur les sex-shops ? On a jadis parlé de « plaisir sain », puis de misère sexuelle. Y a t-il un retour à l’idée de libération sexuelle avec les « nouveaux sex-shops » ?

Au début, la droite, l’église, les condamnent pour leur immoralité. Mais pour la presse porno ou alternative de l’époque, cela faisait partie de la libération sexuelle. Le problème, pour une partie de la gauche, est qu’il faut payer, que ce sexe-là est « commercial ». Puis, vers le milieu des années 1970, les sex-shops sont vus comme les lieux de l’échec de la révolution sexuelle, réservés à ceux qui n’ont pas réussi à capitaliser sur le marché du sexe ou à être authentiques avec eux-mêmes (notamment pour les homosexuels). Cette vision d’une misère sexuelle n’a pas beaucoup changé. Il y a aujourd’hui une division en classes sociales : il y aurait, d’un côté, les magasins vulgaires, plutôt masculins. À l’inverse, les nouveaux sex-shops seraient jeunes, distingués, libres, ouverts au grand public et aux femmes.

Quelle place occupent les femmes dans la démographie des sex-shops ?

Elles sont bien sûr visibles comme actrices et comme vendeuses : d’ailleurs certaines chaînes comme Concorde n’emploient que des vendeuses. Mais les clientes sont toujours décrites par les vendeurs comme « rares » alors même qu’ils parlent plutôt de « couples ».

Il y a pourtant une féminisation du marché avec les nouveaux sex-shops, qui se présentent différemment, et la vente de sex toys ? On pense à l’influence du féminisme aux Etats-Unis et aussi de la vente à domicile par exemple.

Aux Etats-Unis, celle-ci est liée à l’institutionnalisation du féminisme : il a été structuré par le recours au commerce ou aux institutions extra-politiques (comme les cliniques privées) et quelques magasins liés au sexe. En France, les féministes sont liées au monde politique et dans les magasins qui se réclament des femmes, le capital n’était pas forcément féminin. Il faut souligner le rôle intéressant des lesbiennes dans les années 90 : avant que ces magasins n’existent en France, elles avaient mis en place dans les festivals de cinéma ou autre, des stands de godemichés. Ces pratiques s’inspirent des mouvements lesbiens aux Etats-Unis, où les lesbiennes sont, culturellement, à l’avant-garde et souvent précurseurs.

A l’intérieur du sex-shop, comment l’organisation spatiale reproduit-elle une hiérarchie des pratiques sexuelles ?

Des tâches distinctes s’effectuent dans les magasins, il y a notamment « le sale boulot » : nettoyer les cabines, le sperme. Il y a également une volonté d’organiser l’espace en fonction de ce que les vendeurs estiment être choquant ou pas. Ils ont été socialisés avec les mêmes normes que nous et l’on sait que tout le travail de la police a été de définir ce qui était « possible » ou pas. D’où des objets exposés plus loin que d’autres et une cristallisation de normes commerciales (il faut vendre et l’on place des choses à côté de la caisse) et des normes culturelles (les actes sexuels ne sont pas tous jugés avec le même regard, certaines pratiques sont reléguées au fond du magasin).

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Quel est l’impact d’internet sur l’économie des sex-shops ?

Il est difficile à évaluer. Beaucoup de boutiques ont fermé à Paris : ces petits magasins de centre ville sont remplacés dans la région Ile-de-France par des magasins plus grands, à Melun, ou à Meaux. Les gens vont acheter ailleurs. Cependant les sex-shops servent toujours de cabines de projection vidéo, car l’organisation de l’espace domestique ne s’y prête pas toujours, il faut de l’espace et du temps libre à la maison pour regarder sur internet alors qu’il est plus simple d’y aller entre 12 et 14 heures...

[gris]Propos recueillis par Clémentine Arnaud.[/gris]

[gris]Baptiste Coulmont avec Irene Roca Ortiz, “Sex-shops : Une histoire française” (Editions Dilecta, 2007).[/gris]

Portrait © André Gunthert

Commentaires (1)

  • José Grisel

    Pas mal ce petit cour , il est vrai que même en ayant vécu l’éclosion de ces boutiques à une époque où cela était encore quelques trimestres avant complètement impensable.... Ce genre d’établissement a sa place dans les villes importante, et moi qui vis souvent à Cannes, ville chic si il en est, ne possède pas moins de 5 Sex-Shops, ce concept est passé dans les meurs...
    Moi même " PORNOCRATE " puisque grand collectionneur d’objets érotiques et de vieux films pornos,( sur ce site une petite partie de ma collection y figure ), j’hésite toujours à pousser le rideau rouge d’un sex-shop, pour voir....Sans doute la honte du voyeur.... ?